Sous sa couverture plastifiée

Square

L’autre dimanche, je me rends à la fête du livre à Bron. Il y a du vent, le ciel est bleu. Je m’abrite sous le chapiteau aux miroirs. À l’intérieur, un vieil écrivain raconte son coming out à 40 ans et son amour de la pudeur. Il dit qu’il n’aime pas quand tout est décrit, il n’aime pas l’obsession de Sade pour la chose. Le vieux dialogue avec un jeune auteur qui, lui, défend la parole érotique crue. Je les écoute, assise sur mon coin de banquette.

Le vent s’infiltre sous le chapiteau. Je me lève, je vais chercher la fête annoncée. Des stands de libraires, des sandwichs chers, quelques verres de vin. J’achète un roman de Brigitte Giraud. Je le lis en entier. « Après le baby-foot, je pars en courant. Je dévale la pente légère et respire l’odeur des figuiers comme s’il s’agissait d’alcool fort. Mes sandales me blessent encore, la plaie ne se referme pas à cause de l’eau de mer. Mais j’aime cette petite douleur qui contraste avec l’ensemble de mon corps incendié ».

Je mange un sandwich cher, je bois du thé. J’attends la star de la journée. Il arrive du Canada. Ou peut-être juste de Paris. Maintenant qu’il a son habit vert et son épée, je ne sais pas s’il s’éloigne trop de son siège. De son trône. La foule attend l’homme né à Port-au-Prince, le Québécois rebelle, le premier immortel noir de l’Académie française. La foule prend place. Ce n’est pas vraiment une foule. Il y a une centaine de personnes à tout casser. Personne ne casse rien, tout le monde est hyper sage. Je réalise soudain : je suis largement en dessous de la moyenne d’âge. 90 % de la salle ont les cheveux blancs.

A 17h05, la conférence commence. L’animateur annonce la couleur : 50 minutes seulement, la star est pressée. Sans plus attendre, Dany Laferrière fait rire l’audience. Il ne sait pas seulement écrire, il sait parler. Dany Laferrière a une grande gueule qu’il aime utiliser. Il n’a pas peur. Même quand il s’est retrouvé au cœur du tremblement de terre en Haïti. Après la première secousse, il est allé vérifier si les fleurs du jardin de l’hôtel avaient tenu le choc. Oui, elles étaient debout sur leur tige, alors que le béton autour était tombé. « Si j’arrête d’écrire, c’est que j’ai peur ». Il n’arrêtera pas. « Nous sommes vivants dans ce que nous aimons faire ».

Ce dimanche de grand vent et de ciel bleu, je suis vivante. Parmi les vieux. Parmi les bouquins. Je suis fille de bibliothécaires, fille d’intellos précaires. J’ai grandi dans un appartement trop petit : la bibliothèque était dans les toilettes. J’ai lu en pissant, j’ai lu en secret, des après-midis entiers, tous les jours de vacances, des romans, des bandes dessinées, des Je Bouquine, de longs albums colorés, j’ai parlé des personnages pendant des heures avec mes sœurs, imaginé la suite, une autre fin, imaginé qu’un jour on serait écrivaine, illustratrice, héroïne. Dany, avec ses grands éclats de dents blanches dans la voix, dit : « mieux vaut lire mille bons livres, qu’en écrire un seul mauvais ».

Je suis fille de lecteurs. Ils s’aimaient pour cette raison : la rencontre s’est faite dans l’ascenseur de la bibliothèque. C’est leur legs. Ils ont transmis un amour consolateur à leurs enfants, l’amour des belles pages. Je me suis toujours réconciliée avec le monde en lisant. Je me suis consolée de leur séparation en lisant. Je me suis accommodée de la solitude. Le roman est mon amant longue durée.

Les cinquante minutes de conférence sont bientôt écoulées. Une mamie devant moi chuchote : « il est bien cet écrivain, je n’ai pas lu ses ouvrages, mais vraiment, il a l’air bien. » Je pars un peu triste. Je pense : les vieux sont venus pour se distraire, pour occuper leur dimanche d’hiver, la jeunesse, elle, n’est même pas là. La jeunesse s’en fout. La fête oui, mais pas celle du livre, on a d’autres choses à faire.

Je suis privilégiée avec mon passif de lectrice aux cabinets, mon addiction des histoires le soir. Je suis une pourrie gâtée : j’ai eu des bouquins à tous mes anniversaires.

Alors quoi ? A moi maintenant de transmettre, de faire de la publicité pour l’amant ? Est-il utile de le faire ? Je vais vous dire les choses simplement :

Il vous surprendra. Il est pudique ou très déshabillé. Il est au courant de tout sous sa couverture plastifiée. Il dira des mensonges, vous le croirez. Il est salutaire le roman de Giraud, Laferrière ou d’un.e autre. Il vous attend au chaud sur l’étagère. Il est à choisir au hasard, à emprunter d’un geste léger. Il est solide au fond du sac, patient sur la table de chevet ou le rebord de la baignoire.

Il sera encore là, quand tout autour tremblera.