Le couteau

Square

Carson regarde un film français : c’est l’histoire d’une femme qui se balade avec un canif dans la poche de son imperméable. Elle entaille un type dans le métro, rentre chez elle et met le canif dans le lave-vaisselle. Elle est triste parce qu’elle réalise qu’en blessant l’autre, elle s’est fait mal. Après, Carson ne sait pas comment l’histoire continue, il s’endort.

Le lendemain, il achète un lave-vaisselle.
Le programme éco tourne sans bruit. Il contemple la machine neuve.
Ne plus faire la vaisselle ne résoudra pas le problème, pense-t-il.
En slip debout dans sa cuisine, il se sent minable.

L’idée du couteau remonte à loin.

Enfant, il dort avec l’instrument caché entre le mur et le matelas.

Une nuit à Montréal, son amant lui dit « continue ton cirque, je cache les couverts ».

Il imagine la fin comme un moyen d’identification. S’il disparaît, les gens diront « il était ceci, il était cela », il sera nommé, défini, son essence sera fixée. Mais je ne serai pas là pour contempler le tableau, regrette-t-il.

Carson aime se répéter qu’il n’a pas d’âge. Il les a tous. Il est intemporel car c’est un geste accompli depuis la nuit des temps. Il est délibérément mortel au bord de la crevasse plantée en lui.

L’outil est acéré, il a un manche noir en acrylique nylon antidérapant et une lame en acier antioxydant. Le manche fait 11,5 centimètres et la lame 14. Ce n’est ni un bec d’oiseau ni un santoku. C’est un couteau dit « de chef », premier prix. Il ne sait plus dans quel magasin il l’a acheté. La lame est légèrement épointée : il l’a abîmée en voulant resserrer une vis.

Quand il est avec un homme, il est rare qu’il y pense. Le couteau l’obsède plus particulièrement dans les périodes d’inactivité sexuelle. Il est tenté de faire un rapprochement basique de formes. Éros bel étalon bandant son arc versus Thanatos fils de la nuit armé d’une épée. Pourtant, il sait que les obsessions secrètes ne se réduisent pas à des pointes. Le désir d’en finir n’a pas de sexe, affirme-t-il.

Il se réveille en sursaut la nuit. Il est trois ou quatre heures. Sur la table, la lame est encore mouillée d’eau de vaisselle. Il la caresse, la saisit doucement, va dans la salle de bain. Assis sur le rebord de la baignoire, il regarde les gouttes briller sur l’acier. Il pense presque toujours la même chose : faut que j’arrête ce cinéma. Soit je le fais, soit je ne le fais pas.

Une fois, Carson entend le mot auto-immune et se dit que c’est ça. La main se lève contre le corps auquel elle est attachée. La main, sous l’emprise de l’acier, perd la tête.

je prends le couteau de la main droite la lame est froide sur l’intérieur de l’avant bras gauche mais je la sens à peine de la pointe je perce juste en dessous de la pliure perce plus fort vois le sang qui perle je trace jusqu’au poignet ça ne s’ouvre pas je recommence je dois couper les veines dans le sens de la longueur appuyer fort je n’ose pas j’ai peur d’avoir mal j’appuie plus fort la peau se déchire je ne crie pas recommence plusieurs fois dans le sens de la longueur et après qu’est-ce que je fais après je ne sais pas je ne meurs pas je tombe me tiens le bras le couteau a glissé par terre je serre mon avant bras j’ai honte tellement honte le suicide par le texte je ne suis capable que de ça.

Carson devient écrivain. Il écrit sous un pseudonyme féminin : « Autrefois l’acte était puni on s’acharnait sur le cadavre en le traînant dans la rue pour faire exemple ou sur la famille du mort en la privant de certains droits ».
Pour la citation sur la première page de son roman, il choisit : Un couteau sans lame auquel ne manque que le manche.

On parle de lui. On se demande qui est cette Nelly A. si sombre et si lucide à la fois. «La chef de file du mouvement sans foi ni ponctuation», affirme un critique.

Carson crie sa fin dans ses bouquins. Il se dépeint en femme fatale bien décidée à en finir. Personne ne voit rien venir. Il est difficile de croire aux funestes paroles délivrées par une Soit-disant bouche rose.

Une nuit, il arrête le lave-vaisselle en plein cycle. Il s’excuse. Je m’excuse, chuchote-t-il en glissant le dos contre la machine. Le cou tordu, les dents serrées, il se vide hâtivement.

Dans sa dernière lettre, Carson parle de tout sauf de l’intéressé.
On ramasse le couteau, on le nettoie, on hésite à le jeter.
On le garde. Il est à peine rouillé.