L’axolotl a-t-il des paupières ?

Square

Angers, 21 septembre 1982

Salomé de la Muerte vient contrôler l’avancée de la construction du Bathyscaphe, engin sous-marin destiné à l’exploration abyssale. La célèbre scientifique s’avance vers les usines de la Mercantile Marine Engineering Cie, serrée dans son imperméable sucre de canne. Ses talons claquent sur le pavé mouillé. Le ciel est salement gris. Elle dit en se reniflant les doigts : « Le ciel. Salement gris. Et cette odeur sur mes doigts. Merde. Je me suis lavé les mains. L’odeur est sous ma peau. C’est dégueulasse. Je pue le poisson. »

Un homme en bleu de travail s’avance.
Elle lui serre la main (celle qu’elle reniflait).

« – Pierrot, bonjour.
– Madame Salomé.
– Alors ? Comment se présentent les choses ?
– Mmm…
– C’est-à-dire ?
– Louche.
– Soyez plus précis, Pierrot.
– Ben louche quoi.
Elle fouille dans son sac à main, sort un étui à cigarettes. L’homme renifle ses doigts.
– Briquet ?
– Non madame désolé.
– Tant mieux, j’ai arrêté de fumer. Allons-y. Que je vois ce que vous entendez par « louche ».
Ils entrent dans un hangar.
– Vous voyez ?
– Non, Pierrot. Je ne vois pas. Quoi ?
– Ben là.
Il fixe le fond du hangar, les deux mains fourrées dans les poches.
– Je ne vois rien. Il fait sombre. Vous voyez quelque chose ? (au public). Non. Personne ne voit rien, alors décrivez Pierrot, faites un effort.
– Nan mais vous êtes marrante. Est-ce que j’ai une gueule à décrire ?
– Je compléterai. Allez zou. On ne va pas y passer des heures.
– J’suis pas payé pour ça.
– Personne n’est payé. Vous êtes payés ? (au public). Non. Personne n’est payé.
– Il se gratte le crâne, renifle encore ses doigts, fait la grimace.
– Je décris juste l’extérieur alors.
– Je m’occupe de l’intérieur, ne vous inquiétez pas, Pierrot. L’intérieur, c’est moi.
Elle enlève son imperméable. Elle porte un tailleur avec épaulettes et une broche poisson dorée. Elle sort un calepin et un stylo de son sac.
– Ben. Ça ressemble à… un tronc d’arbre zébré.
Elle hoche la tête en prenant des notes. Elle a l’air concentrée.
– ça ressemble à… un boudin noir avec des rayures blanches.
– Comment vous écrivez boudin ?
– Ben comme boudin.
– Très bien. Continuez.
– C’est pas vraiment noir. C’est plutôt rouillé. Comme vos cheveux. Avec des reflets, je veux dire.
Elle fouille dans son sac, sort une petite paire de ciseaux, se coupe une mèche de cheveux. Elle tend la mèche, les ciseaux, le calepin et le stylo à l’homme.
– Tenez-moi ça une minute.
Elle fouille encore dans son sac, s’énerve un peu parce qu’elle ne trouve pas ce qu’elle cherche. Finalement, elle sort un tube éprouvette, reprend la mèche de cheveux et la glisse dedans. Elle range le tube dans son sac.
– Merci Pierrot. Continuez.
– Sur le dessus, il y a comme une petite cheminée. Mais ce n’est pas une cheminée évidemment, parce que ce machin va sous l’eau.
– Ah nous-y voilà. Sous l’eau ?
– Nan mais vous êtes marrante. C’est quoi ces questions ?
– Des questions tout ce qu’il y a de plus sérieux. Vous croyez que j’ai envie de rigoler ? Les contrôles techniques ne me font jamais rigoler. Je vous rappelle que je passe des mois enfermée dans ce machin comme vous dîtes, avec un tas de flotte tout autour. Alors, vraiment non Pierrot, je n’ai pas trop envie de rigoler, vous m’excuserez.
– M’enfin, personne ne vous force à y rester.
Elle réfléchit.
– Pas faux. Personne ne me force. Pourquoi j’y reste alors ? Pourquoi j’y retourne à chaque fois ? Pourquoi malgré cette effroyable odeur de poisson ? Pourquoi malgré la naupathie, les vertiges, le dos cassé dans le hamac ? (Le hamac soumis à la gravité ne subit pas les mouvements de la mer, vous saviez ça Pierrot ?). Pourquoi malgré le manque de sexe, de place, de communication humaine, de nourriture saine ? Pourquoi malgré la claustrophobie, la promiscuité, les insupportables manies de mes coéquipiers ? (Bob écoute Dalida ou Régine au choix. Au choix ? Quel choix s’il vous plaît Pierrot ?) Pourquoi malgré le temps qui n’existe plus, les étourdissements, la folie, la famille que je n’aurai jamais, l’envie de me dégourdir les jambes, l’interdiction de fumer, les ratés des expéditions précédentes, les combinaisons néoprènes ridicules (jaune poussin, Pierrot, imaginez), les heures passées à les enfiler et à les enlever (la combinaison néoprène est une sangsue), l’ennui, la buée sur le hublot, la constipation, les ronflements de Bob ?
– Heu…
– Parce que je suis une passionnée. Voilà pourquoi. Vous avez une passion Pierrot ?
– Heu…
– Vous avez une passion. Tout le monde a une poisson. Un poison.
– Heu…
– Une passion. Ne faites pas l’innocent allons.
L’homme se gratte la tête.
– J’aime bien les mines de crayons.
– Les mines ? De crayons ?
– De crayons à papier. J’aime bien les tailler. Les sculpter, je veux dire. Je sculpte des encres, des enclumes, des phares, des maisons. De minuscules maisons. Tout au bout des crayons. J’utilise une loupe évidemment.
– Evidemment.
– Je pourrai vous tailler un truc si vous voulez.
– N’importe quoi ?
– Si je connais oui.
– Vraiment n’importe quoi ?
– Si je connais, oui.
– Vous connaissez l’axolotl ?
– Non.
Elle a une moue de déception.
– C’est quoi ?
– Mon poisson.
– Votre poison ?
– Ma passion.
Ils sourient.
– Attendez je vais vous le dessiner. C’est une espèce d’urodèles de la famille des Ambystomatidae, vous voyez ? Il vit dans les eaux mexicaines. Il fait partie des animaux ayant la capacité de passer toute leur vie à l’état larvaire sans jamais se métamorphoser en adulte. Pendant longtemps, on l’a confondu avec Ambystoma tigrinum ou salamandre tigrée dont on pensait qu’il s’agissait de la forme adulte. L’axolotl a la capacité extraordinaire de régénérer ses organes endommagés ou détruits. Il est non seulement capable de reconstituer un œil manquant, mais il peut aussi recréer certaines parties de son cerveau si elles ont été détruites, imaginez ! Sa tolérance aux greffes est également exceptionnelle.
– Il n’a pas de paupière ? Vous n’avez pas dessiné les paupières. Si vous voulez que je vous le sculpte, j’ai besoin de tous les détails.
– Vous me posez une colle, Pierrot. L’axolotl a-t-il des paupières ?
Elle mordille le bout de son stylo.
– Bob préfère-t-il Dalida ou Régine ?
Pourquoi jaune poussin les combinaisons néoprènes ?
Le bathyscaphe est-il assez étanche ?
Mine sèche ou mine grasse, vos crayons ?
Je crois qu’il reste quelques zones insondées.
Qui dit zones insondées, dit passionné.e.s.
Voilà ce que je pense. Qu’en pensez-vous ? (au public).
Ils ne pensent pas ?
– Ils pensent tout bas, madame Salomé. »

Commande d’un texte pour la pièce de théâtre Projet bathyscaphe 1982, mise en scène par Pénélope Guimas