« Si tu vas au Look Bar, commande un nuage noir ».
La charmante exhortation chuchotée en soirée par un de ces Nick Nightingale se retient facilement. Je la cache dans mon corsage, m’imaginant ouvrir avec la grille d’une villa décadente.
Quelques semaines plus tard, par je ne sais quel hasard, je me retrouve au lieu désigné. Avant même de le commander, j’entre littéralement dans le nuage noir : il fait sombre, humide et nébuleux. Ça sent le mimosa séché et la Gitanes bleue. Lou Reed pleure dans un coin It’s a perfect day, alors que mes deux montres indiquent une heure avancée de la nuit. Je n’ai pas le temps de me dire « dans quel rade suis-je encore tombée » que le décor émerge soudain de la brume : banquettes capitonnées, balcon de théâtre, bouquets fanés, escalier spiral et miroirs teintés. Je ne suis pas dans un rade. Je suis dans un bordel du XVIIIe.
Je n’aime pas
Cet opéra de quatre sou-
Pirs
Cet air que tu as de sou-
Rire
Le barman sans visage a changé de vinyle. Je prononce en tremblant le mot de passe : « nuage noir ». L’homme en complet gris accoudé au zinc me lance un regard complice. Ça me rassure autant que ça m’effraie. Je n’ai pas le temps de me dire « dans quel bordel suis-je encore tombée » qu’un verre d’une clarté sépulcrale est posé devant moi. J’aurais l’air couarde maintenant de ne pas y toucher.
On ne gagne que des gros sou-
Pirs
À vouloir tant assou-
Vir
Tout ce je
Ne sais quoi d’a-
Nimal en soi
Gainsbourg me fait mollement la morale et voilà le courage qui me revient. Je porte l’obscur breuvage à mes lèvres. « Santé !», me dit l’homme en gris. Sa canine plaquée or brille dans la lumière tamisée.
« – Moi, c’est Wladimir, avec un W. Savez-vous ce que veut dire barroco, mademoiselle ? »
– Heu, non.
– Perle irrégulière. C’est du portugais. Comme Miguel.
– Miguel ?
– Miguel. »
Je ne suis pas dans un bordel, mais dans un ravissant conte de Lewis Carroll. Tous les personnages ont pris du LSD et s’adresse en message codé à la pauvre Alice qui, elle, a déjà trop bu. Je plonge toute entière dans mon verre, en répétant barroco, barroco, ça me dit quelque chose. Wladimir avec un grand W (enfin grand, on demande à vérifier) m’éclaire une seconde en me sortant sa science : « Philippe B. définissait l’époque baroque comme un monde où tous les contraires seraient harmonieusement possibles ».
Puis, il fait à nouveau look dans le sombre de mon cerbar. La suite est cotonneuse, je vous la sers comme on m’a servi les verres cette nuit-là : en pointillé, mécanique huilée, sans me demander ma carte d’identité.
Goût de café – Perfecto noir – ténor raté – La belle de Cadix en japonais – le Singapour – grenadine pour les intimes – plus sucré – toilettes émeraude – Miguel en chair et en cheveux blancs – Miguel est un gitan – sans complexe il chante allumez le feu si j’avais un marteau d’une traite – flamenco frelaté – regards en coin – miroir sans tain – sans temps – cent ans que je suis là – la sortie – suivre le lapin – ah non surtout pas le lapin – je cognerai la nuit – vite le lendemain – le lendemain déjà là ?
J’ai oublié. Pendant dix ans, je n’ai plus repensé à ce rade-bordel-conte. J’ai effacé le Look Bar de ma mémoire.
Depuis quelques semaines, j’entends chuchoter à nouveau dans les soirées l’énigmatique code d’entrée. Mon cercle d’amis redécouvre l’endroit et se fait passer le mot. Je me dis, retournons-y. Avec une photographe et un micro pour, cette fois, garder une trace de l’épopée, une preuve de l’étrangeté du lieu, pour témoigner. Je me promets même de ne pas trop boire.
On ne fume plus de Gitanes à l’intérieur.
Rien d’autre n’a changé. Même banquette, même miroir, même barman sans visage, même Miguel, même cocktail, même brume protectrice du sanctuaire. Je suis rentrée parfaitement ivre, mon micro n’a rien enregistré, la photographe n’a pas une seule photo nette, j’ai même égaré le bout de papier sur lequel le proprio m’avait griffonné son numéro. En sirotant une aspirine, j’ai décidé de ne pas insister.
Une légende vaut parfois mieux qu’une réalité.