Elle part en vacances seule. Personne ne l’attend. Personne ne l’invite.
Plus les bleds sont petits, plus elle aime ça. Au tabac du coin, elle achète une carte postale jaunie et un briquet comme on n’en fait plus depuis le bug de l’an 2000. Généralement, il y a une église (elle en fait le tour histoire de dire), un tabac, une boulangerie, un café terrasse. Elle commande un Ricard en tube avec des glaçons. Le soleil pisse sur sa mèche ses derniers rayons. Elle sourit du coin de l’œil caché derrière sa paire en plastoc, elle relève son col.
Une moue de la bouche pour elle-même. Et pour les trois locaux qui matent ? songe-t-elle. Ils me prennent pour une Parisienne, une poulette, une touriste ? Ils te prennent pour rien. Ils s’en cognent ma vieille. Le bruit de sa monnaie sur le comptoir est couvert par le crépitement du flipper.
Elle part seule pour se débarrasser de cette sale habitude de vouloir être. Paraître aux yeux de tous. Cette vilaine de manie de parader en société, de parler trop fort, de vouloir séduire, faire rire à tout prix. Elle ne sait pas être en groupe, en troupeau, en famille. Le collectif la rend maboule. Trente ans qu’elle s’acharne, qu’elle culpabilise, qu’elle récidive.
Avec son quart de pizza et sa pomme épluchée en un seul lambeau, les fesses sur la pierre chaude du canal, elle est libre. Puisque sa liberté finit là où commence celle des autres, ce petit bout de canal lui appartient ce soir. Le bleu glougloutant, l’air électrique et les libellules qui s’enfilent : sa liberté. Elle ne la partagera sur aucun virtuel réseau en cet instant. Plus tard peut-être (l’orgueil ne se sème pas si facilement), pas maintenant. Pendant une semaine, elle sera libre, libérée de ce désir honteux : regardez-moi ou je n’existe pas.
Elle ne prend pas de photo. Elle envoie la carte postale à sa grand-mère. Elle achète des spécialités pas chères (miel, navettes au cumin, rosée, tartinade). Au coucher du soleil, elle envisage l’idée d’écrire une lettre d’amour. Puis, elle se ressaisit.
Les photos témoignent mal de la beauté de la solitude.
Tout le monde va crever, sa grand-mère la première. Sa générosité ne sauvera pas l’économie locale. L’amour de coucher soleil embaume l’eau de Cologne. Sur la route des vacances, elle est pessimiste, lucide, cynique, sans avoir de compte à rendre. Elle est égoïste et heureuse de la même manière.
Elle pleure de vieillir, si elle veut. Elle pleure devant son image au fond du canal. Narcisse de bord de nationale. Elle lave son petit dégoût dans les ruisseaux qui traînent. Elle n’échange que des banalités durant cette semaine. Elle ne dit rien sur elle, ne cherche pas à connaître l’autre. Qu’il reste dans son coin, surtout qu’il n’essaie pas de l’approcher. Elle est l’enfant sauvage sans forêt. Elle renifle à la lisière.
Le dernier jour de vacances, elle osera enfin se perdre. Elle ira se faire insulter par les mouettes entre deux rochers, se faire épingler par un oursin, mordre par les moustiques, roussir par les orties. Elle l’aura bien mérité. La nature l’étreindra sans la juger. Elle se rappellera combien la couleur de ses cheveux est proche de l’écorce, du fruit coupé, du pelage. Elle se rappellera qu’elle se fond mieux dans le sable que dans la foule, qu’elle est l’enfant sauvage avec ou sans forêt.
Alors, ce dernier jour, elle t’écrira une lettre et elle sera sincère.