Lieu : Aérostat, n.m. Appareil dont la sustentation dans l’air est obtenue par l’emploi d’un gaz plus léger que l’air.
Personnages : un adolescent et une scientifique.
L’ado
Dément. C’est taré. Je suis taré. Ils sont tarés aussi. Ils m’ont inscrit. Ils n’ont pas demandé mon âge. Genre. Trop facile.
La scientifique
Vérification du matos : blouse à velcro, chaussures fivefingers (ou doigts de pieds séparés permettant un calcul exact des fluides entre les interstices), lunettes de protection UV maximale, masque haute filtration avec dictaphone numérique intégré, capteurs ultra sensitifs de son, image et rythme cardiaque, milliers de capteurs cachés sous la perruque. Vérification de la programmation des équations initiales. La manipulation des variables devra générer des données analysables. Cette chute est l’expérience ultime. Celle qui validera la thèse. Je ne peux pas me foirer. Deux mois pour trouver un titre. « Analyse de la somme des traînées induites par un individu de sexe féminin en mouvement elliptique à haute altitude ». Ça claque. Je vais leur en mettre plein la vue à ces cons du CNRS.
L’ado
T’es nerveux. Merde. Le cœur qui tape derrière le genou droit. Détends-toi mec. Répète-toi les gestes. Répète-toi un coup le scénario. Tu sais pourquoi tu es là. Tu as choisi la chute. Tu la prépares depuis longtemps. L’odeur du plastique bleu, tu l’as encore sous les pieds. Celle de la magnésie, sur les mains. Tu aimes le goût du talc. Lèche tes doigts pour te rassurer. Tu aimes le bruit du crash pad. Cuir qu’on griffe, bâche qu’on étire. Un bruit de sexe. Te vante pas. Dans ce domaine, t’y connais rien. Tu t’entraînes pieds nus. Tu choisis tes vêtements avec soin. Des tissus doux, amples, parfois brillants. En vidéo, ça rend mieux. Des tissus qui ne protègent pas. Les manches des t-shirts sont coupées. L’air doit passer sous les aisselles, doit réveiller, gifler. Le béton aussi, il faut le sentir. Saigner. L’éraflure, le coup, la brûlure sont des indicateurs de précision. Tu affûtes ta chute en éprouvant la douleur. Tu t’améliores. Tu feras mieux la prochaine fois. Tu chuteras mieux. De plus haut. Tu t’entraines tous les jours. Au gymnase. Dans les skateparks, sur tous les piliers, poteaux, murets, toits, grues, rambardes, escaliers, rampes, rochers, troncs, ponts, statues, fontaines, bancs, grilles, barrières et rebords de fenêtres. Je suis jeune. Je n’ai peur de rien. Tu sautes, tête en arrière, en t’aidant des coudes. Les coudes sont très importants. Ils donnent l’élan, puis rétablissent l’équilibre. Pliés à 45 degrés devant toi, puis tendus en arrière, jetés jusqu’aux oreilles et à nouveau pliés, joliment, de manière à ramener les genoux bien serrés. Les genoux sont des ressorts. Tu dois les avoir solides. Échauffés, musclés autour de la rotule. Les chevilles, en aciers. Un acier souple, qui laisse rebondir le corps. C’est le rebond que tu préfères d’ailleurs. Tu le voudrais infini. Le corps en ricochet. Tu essaies de battre un record. Rebondir jusqu’à ce qu’un membre lâche. Un tendon craque, un os se casse. Même le crac de l’os ne t’effraie pas. Une fois, tu as continué le parcours avec un tibia fracturé. T’as rien senti. Tu as demandé : «T’as filmé ?». En regardant la vidéo, tu as entendu le craquement. À ce moment seulement, la douleur est montée. Tibia, cerveau. T’as pas crié. Le daron est venu te chercher à l’hôpital, « une fois de trop. Tu te fous de la gueule de qui ? On n’a que ça à foutre avec ta mère ? Tu crois pas que c’est déjà assez compliqué comme ça ? Elle avait raison. On aurait dû t’inscrire au piano ».
La scientifique
Shereel Cole est au top. Prête à sauter. Elle attend le signal. Un coup d’œil à gauche. Elle voit l’enfant. Logiquement, il est majeur. Il faut être majeur pour participer, non ? Il a l’air d’un enfant. Frêle dans son t-shirt brillant. Le cheveu fou, le regard droit devant. Devant, il n’y a que du ciel. De l’air, dont la masse volumique est calculable, en supposant que l’atmosphère se comporte comme un gaz parfait. On dirait qu’il a quinze ans. Au bord du vide. Le tissu métallisé claque au vent, les épaulent frissonnent. Le vertige soudain. Penser aux variables, aux hypothèses, aux courbes, rester concentrée. Shereel Cole reprend le contrôle de son encéphale. Son corps lui, inonde sa blouse à velcro.
L’ado
Rien à foutre que je sois en t-shirt. Que je me sois pété le tibia il y a deux mois. Ils t’inscrivent comme ça, les mecs. Te posent pas de question. Abusé. Je peux être mineur. J’ai pas 18 ans, les gars. Ils sont tarés. Arthur, ce blaireau qui voulait pas me croire. Et il me croira pas non plus quand je lui raconterai. J’ai pas le temps de faire une petite photo ? Sérieux ? Ils te demandent pas ton âge, mais ils t’interdisent de sortir le téléphone. Genre. Si je tombe en faisant un selfie, dis-moi ce que ça change. L’organisation de bras cassés, quoi. Vu le prix, j’aurais pu m’en douter. Sur le coup, ça m’a pas mis la puce à l’oreille. Je suis naïf en fait. Candide de Voltaire le mec. Je paie 20 balles pour un saut de l’ange, j’imagine qu’on va me brieffer sur les dernières techniques de voltige. Genre. La seule info qu’ils ont lâchée c’est : « gardez bien vos bras plaqués en arrière ». Merci, du tuyau. On y pensera. D’ailleurs, je vais les plaquer dès maintenant. Pour être sûr. T’as pas l’air con.
La scientifique
T-299 secondes. Ça se rapproche et je sue comme une truie ! La colle de ma perruque ne tiendra pas le choc… Augmenter le son des capteurs. C’est pire, j’entends mon cœur. J’entends le vide. Il gueule.
L’ado
J’aurais trop voulu prendre une photo pour Arthur. Il aurait halluciné. Et ma mère ? Elle aurait pas compris. Elle aurait dit : «C’est quoi ? Un jeu vidéo ?». C’est vrai que c’est trompeur. ça ressemble. Elle a pas complètement faux. Là, quand je m’avance vers la croix en scotch par terre, c’est comme dans un jeu vidéo. Elle a l’œil ma mère. J’ai le cœur qui tape derrière le genou. Dément. Il manque que mon sweat et ma capuche. C’est quoi ce vent de malade ? Nan mais en fait, j’ai pas 18 ans, je fais mon malin en t-shirt au bord du précipice et ça affole personne ? Genre. Tout le monde s’en fout ?
La scientifique
L’air a une voix de dément en altitude. Un militaire qui t’aboie dessus. Il m’attrape l’estomac, me serre, tout mon corps se fige, du plomb, un appel d’air dans le creux du ventre et je fonds, je dégouline, je tombe à terre, à mes pieds, mes propres pieds, la chute est minable, expérience ratée. Je vomis. Je suis passée de l’euphorie scientifique à la trouille du soldat de tranchée. En un clin d’œil.
L’ado
Bim, par terre. La prof de chimie à côté doit être la seule adulte responsable sur cet engin. Elle a tourné de l’œil. Elle m’a regardé. Elle a tourné de l’œil. Ouais, ça paraît logique. Moi aussi, je tournerais de l’œil si je me voyais. Allez, un sucre et c’est reparti.
La scientifique
On me relève, on me donne un carré blanc qui sent le génépi. Les hauteurs, les récits de conquête. Je suis une mauviette. T-30 secondes. Tout n’est pas perdu. Ils m’ont attendu, ils ont ralenti le compte à rebours. La science compte sur moi. Sur mon corps. Go Shereel ! Jette-toi dans le vide, donne-toi.
L’ado
C’est maintenant. Dans 5 putain de seconde les mecs.
La scientifique et l’ado
5
Ma perruque glisse
4
Je la réajuste.
3
« Tibia ! »
L’enfant pousse un cri de guerrier.
Me demande pas pourquoi j’ai crié ça. Pas le temps de répondre.
2
Le cri stoppe net ma sueur. La colle va sécher, ouf.
1
Mon corps se met en position de plongeon de piscine. Réflexe très con. Je plonge comme si j’allais faire un 100 mètres !
Zéro
Je saute !
Shereel Cole saute ! Une main crispée sur sa perruque.
L’ado
Évidemment, j’oublie les bras. Ils claquent derrière et s’en vont se plaquer comme des grands. La peau du visage est aspirée vers le haut, pendant que moi, je descends. Je vois plus rien. J’entends trop. Ouvre les yeux, rate pas ça. Je voudrais crier. Ma gorge : coupée. Trop d’air dedans. Fermer la bouche parait compliqué. Putain, j’ai pas payé 20 balles pour sauter yeux fermés, bouche ouverte.
La scientifique
La main ne tiendra pas longtemps. Dès la première seconde du saut, le coude partira en arrière, entraînant l’avant-bras, le poignet, les doigts, la perruque. Les capteurs enregistreront : bras soumis à une poussée de force 8, première traînée induite détectée : objet mou, de forme indéfinissable en fibres synthétiques. Le serveur central analysera l’image et produira une déduction : mouvement elliptique à haute altitude entraîne réduction non négligeable de la masse capillaire de l’individu. L’individu a le crâne rasé. L’individu est à découvert. Pourquoi le crâne rasé de l’individu de sexe féminin est-il camouflé ? L’ordinateur proposera une hypothèse : tonte subie à l’issue d’un conflit majeur dans une perspective d’humiliation. L’ordinateur cherchera à dater l’événement : Moyen-Âge ? République de Weimar ? Guerre civile espagnole ? Libération ? Les éventualités temporelles incompatibles seront éliminées. Une deuxième hypothèse d’ordre médical sera formulée : alopécie due à 1° des carences nutritionnelles, 2° un déséquilibre du système hormonal, 3° des traitements de chimiothérapie. L’hypothèse du libre arbitre ne sera pas envisagée, n’ayant pas été répertoriée dans le serveur au préalable. Le dictaphone intégré n’enregistrera qu’une seule phrase : merde, ma perruque.
L‘ado
Le froid : si intense, je le sens pas. Je sais plus à quel niveau se situe ma carlingue. Le t-shirt mitraille ma peau. J’ai pas le temps d’avoir mal. L’esprit a d’autres points de focus. L’esprit a un seul point de focus. La sensation. Qui ressemble aux loopings, aux montagnes russes, aux routes de campagne. Quand on est au sommet du virage et qu’on va piquer vers le bas. L’estomac, remonté. C’est cette sensation que je connais déjà, fois mille. Cette sensation étirée. Ce temps distendu. Longiligne. Ce son continu. Encéphalogramme plat. A dit ma mère pour annoncer la mort de la petite. Ma sœur ? Qu’est-ce qu’elle fout là ? En plein saut de l’ange ? Mon cœur s’est arrêté ? Non, je l’entends. Il bat plus fort que le reste. Dans mes oreilles, le cœur, puis le vent. Puis la sœur. Seul au milieu du ciel, je suis tranquille, je peux chialer. Je pleurais déjà, sous mes paupières tout étirées.
La scientifique
Les variations de la forme du corps seront traduites en abscisses et ordonnées ; la partie supérieure (crâne au pubis) correspondant aux abscisses et celle inférieure (pubis aux orteils) aux ordonnées. L’hyperbole générée étonnera. Elle aura la forme d’un sablier. La probabilité du nombre de grains de sable contenus dans cette forme amènera à une conclusion irrévocable : la durée d’écoulement ne peut varier qu’entre 50 secondes et une minute. En supposant que les grains de sable aient un diamètre moyen (0,5 millimètre), on pourra même arrêter ce calcul à 57 secondes. Précisément le temps qu’il faudra à Shereel Cole pour parcourir 4500 mètres d’altitude.
La scientifique
J’entre dans la zone. Comment je le sais ? Je sens. Le corps n’est plus. Je vois, j’entends encore, mais le corps n’occupe plus sa place habituelle. Je ne me situe plus dans le corps. Je me situe partout. Dans d’autres particules. Je me situe dans l’engin resté au-dessus, dans l’enfant qui chute pas loin, l’enfant n’est qu’un point. Le point se rapproche. Je me situe dans l’oiseau (Il y a un oiseau?). L’oiseau voit deux corps tomber. L’oiseau fait bien la différence entre tomber et voler. La trajectoire du corps : banalement verticale ; sa vélocité : en augmentation constante, sans surprise, quelque soit la taille ; et surtout il y a cette disposition ridicule des membres : le corps qui chute est mou, passif, certes traversé de vagues tressaillements, mais rien à voir avec la dynamique du vol. Rien de comparable avec la tension, la contraction, l’effort du corps qui plane. Portance, résistance, poussée, écoulement du flux de l’air : là, il y a des calculs à faire, de l’étonnement, de la beauté. On est surpris par une subite augmentation de la pression sous l’aile qui fait remonter tout le bazar, et hop le vol plané devient actif, les muscles se contractent, puis se relâchent, on pique du nez, on se laisse griser par une déportance, on fait semblant de tomber, mais au fond on se tend, on anticipe déjà la remontée, chaque plume est mobilisée, des couvertures aux alules, la mécanique est huilée, on sait où on va, celui qui regarde ne le sait pas, mais nous, on sait où on va, la sustentation est active, les forces équilibrées, on se joue de la densité des fluides, on est roi, la loi de l’air, c’est moi ! L’oiseau voit deux corps tomber. Ils tombent à vitesse similaire, mais à distances variées. Les deux corps sont particulièrement proches. Ils se rapprochent. Ils semblent s’attirer. Comme si l’effondrement gravitationnel de l’un entrainait l’autre dans son sillon. Comme s’il l’aspirait, allait l’englober, l’engloutir. Comme si les corps allaient se fondre en une seule masse. Lequel des deux jouerait le rôle du trou noir ? Difficile à percevoir à cette distance. L’oiseau accélère. Vu du dessus, la spirale des forces est fascinante. Elle contredit la théorie première. Les corps échangent des regards. Ils tournoient. Les cous se tendent, les visages se cherchent, s’attrapent un centième de seconde, juste le temps de la correspondance d’une diagonale. Les diagonales perforent la spirale. Le bras levé de l’un n’est pas un mouvement aléatoire. Le bras levé est volontaire, les doigts contractés regardent dans une direction précise. Les doigts disent : tombe avec moi.
L‘ado
Tombe. Avec moi. Tombe. De la sœur. Tombe. Sous terre. Dans ciel. Tombe d’air. Remontez-la. Remontez-la je crie à ma mère. Au fond de la gorge. Mon cri ne s’entend pas. Ici. En haut. J’habite là. J’habite la sœur. J’habite la peau de ma sœur. A quoi servent les peaux ? J’en veux plus. Je n’en ai plus. Nu. Ils l’ont habillée pour mourir. Ils me trouveront nu. Un vers luisant, celui du bocal des vacances quand on était enfant, quand je l’étais, elle l’est encore, elle le sera pour toujours, elle n’a eu que l’enfance, habitée de vers luisants ramassés les nuits d’été par son éternel frère, je suis éternel, un point phosphorescent dans sa nuit de petite fille, je suis son frère, je lui dis : n’aie pas peur, ça ne pique pas, elle demande : c’est chaud ? ce n’est ni chaud, ni froid, c’est un insecte brillant, la petite n’ose pas. C’est gluant ? Je ris et je remplis mes poches, les poches brillent, la sœur dit : tu es facile à suivre dans la nuit.
La scientifique
Avant de glisser un à un du corps mouillé de Shereel Cole, les capteurs enregistreront des données inédites dans l’histoire de la science. Tout se passe à l’intérieur, tout sera retranscrit en picotis de l’épiderme. Les poils dressés ne seront que la partie immergée de l’iceberg. Sous la glace de la peau, au cœur de l’individu en mouvement elliptique, un choc, une zone de convergence extrême, une orogenèse, une éruption, un geyser, une magnitude au delà du calculable, un mouvement contraire aux lois de la pesanteur, une cascade à l’envers, un jet d’eau sous le lac de Genève, une source identifiable, une trajectoire parfaite, racine, sacré, solaire, cœur, troisième œil, couronne, Shereel Cole sera rebaptisée bien malgré elle « reine de l’orgasme synthétique » par les collègues du CNRS. Racine, sacré, solaire, je respire par à coup, cœur, troisième œil, je respire couronne, je ne respire plus, mon liquide biologique flotte, mon liquide n’a rien de biologique, le LSD, pour la première fois, synthétisé, 1938, deux chimistes suisses, un dans l’avant bras, l’autre sous la perruque, la tignasse, postiche, supposé, ajouté après coup, l’artificiel de la scientifique, le ciel, l’artifice, racine, sacré, solaire, feu, la scientifique croit, la scientifique voit passer une déesse, cœur, qui ressemble drôlement à…. troisième œil, à l’hôtesse, couronne, racine, solaire, œil, cœur troisième, gin, in the sky, tonic, in Genève, recherche, à l’envers, particules intérieures, alignement, accéléré, chakra, septième, oh, septième, ah, mouillée, hô… tesse, vi, tesse, vie, là, sous tes yeux, depuis le début, élémentaire, ah ah élémentaire, ma chère Cole, Shereel Cole.
Textes rédigés lors d’ateliers d’écriture collective proposés par Ben Merlin.