Sur le toit des buildings

Square

En plein mois de juillet, je souffre d’un mal étrange : j’ai la nostalgie d’un hiver qui a duré six mois. La nostalgie d’un quartier que j’habitais dans une autre vie, la nostalgie d’une langue goûtue et lumineuse. Laissez-moi vous raconter le Mile End et la littérature québécoise. Avec un brin d’accent.

Il y a quelques années, je m’envole pour Montréal, un permis vacances-travail en poche. Permission de travailler, mais interdiction de tomber en amour. Trop dangereux. Avec un processus de demande de visa aussi fucké que celui du Canada. J’arrive en me disant « t’emballe pas cocotte, c’est juste un coup d’un an ». Mais marde, mon cœur fond en deux temps, trois mouvements : je trouve un bel appartement dans le Mile End, une job bien payée et surtout : je découvre, sidérée, l’île cachée de la littérature francophone. Cette dernière, grande gigue trop fière, s’était bien gardée de soulever sa robe jusqu’en haut. Et pourtant, quelle gorge ! Quelles épaules, mes enfants ! J’en tombe le cul sur l’trottoir gelé. Si les jambes sont fines, le buste est costaud. Taillé dans les Rocheuses. La littérature francophone a les épaules d’une Bretonne qui a traversé l’océan dans la cale d’un bateau en suçant des citrons pour éviter  le scorbut, les épaules d’une femme qui a tué de sang-froid et aimé secrètement des Inuits, qui a prié fort et travesti des termes religieux en jurons, qui a enfanté tout ce qu’elle pouvait pour peupler le Nouveau Monde de kids braillant le français.

En tant que fille de bibliothécaire qui se respecte, je réclame ma carte de lectrice, à peine arrivée à Montréal. Le premier livre que j’emprunte a un titre qui fout presque les chocottes : La grosse femme d’à côté est enceinte. Attention laissez passer. La journée du 2 mai 1942 vécue par quelques habitants du Plateau Mont-Royal en 329 pages. Une truculente topographie de quartier tout droit sortie de l’imagination de Michel Tremblay. L’auteur est notamment connu pour avoir intégré le joual (dialecte québécois) dans ses œuvres. En lisant les dialogues, on entend littéralement les personnages parler : « C’t’un beau nom, ça, Thérèse. C’est pas mal rare, aussi.” “Oui. Ma mère, a’lisait ben des romans français avant de se marier pis al’avait décidé que si jamais al’avait une fillt, a’l’appellerait Thérèse. Chus la seule Thérèse, en sixième année, à mon école. » Ça colle aux oreilles c’t’affaire là ! Je ne maîtrise pas tout le vocabulaire, mais c’est l’ambiance générale qui compte. Et niveau ambiance, je suis servie : la bibliothèque du Mile End, mon refuge, se trouve dans une ancienne église. À travers les vitraux colorés, on devine le souffle de la tempête, on imagine les flocons gros comme des pancakes. J’y reste des heures. Il y fait aussi chaud que dans le ventre de môman.

Le deuxième livre, je le choisis exclusivement à cause du titre : Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. What’s the f.. ?! je me dis (je commence à être un peu bilingue à ce moment- là). Quel animal a osé titrer ainsi son bouquin en 1985 ?? Dany Laferrière bien-sûr. Haïtien débarqué au Québec pour fuir les Tontons Macoute de son île natale, il raconte dans cette première autofiction son arrivée à Montréal : les filles, le racisme, l’obsession de la machine à écrire. Il se dépeint avec humour comme un jeune loup excité au pelage trop foncé. «  À la bourse des valeurs occidentales, le bois d’ébène a encore chuté. Si, au moins, le nègre éjaculait du pétrole. L’or noir. Triste, le sperme du nègre est blanc. » Blanc comme l’écureuil que je croise tous les matins au coin de la rue ? Blanc comme le fromage frais des bagels Fairmont ? Non, blanc comme ton p’tit cul de chialeuse, m’aurait  répondu Dany.

La langue est crue et vigoureuse, elle ne fait pas de chichi. Pas de détour, de forme trop arrondie. On sort les mots brûlants du four. Nelly Arcan y va même sans gant : en 2001, cette jeune Québécoise écrit Putain, un roman dans lequel elle raconte son histoire torturée façon poupée russe. Entre petite fille modèle, prostituée et étudiante en lettres, elle cherche son identité, crache sur tous les miroirs qu’elle croise. C’est une maniaque de l’image renvoyée par les corps, du sexe et de la mort. Elle trace ses lignes avec brutalité (peu de ponctuation) et clairvoyance à la fois. Plus j’avance dans le bouquin, plus j’ai envie de connaître cette fascinante auteure, Isabelle Fortier de son vrai nom. J’apprends stupéfaite qu’elle s’est suicidée en 2009. La réalité rejoint parfois la fiction. Elle avait écrit : « Si on en veut aux gens qui se suicident, c’est parce qu’ils ont toujours le dernier mot. »

Après ce roman, j’ai besoin de prendre l’air. Je pars en balade emmitouflée jusqu’aux oreilles. Il fait -20°C mais le ciel est souvent bleu. Je visite les lieux de mes écrivains : l’avenue Mont-Royal qui débordait de femmes enceintes en temps de guerre, le carré Saint-Louis où Dany aimait observer les passants, le cinéma “L’Amour” où Nelly échangeait chagrin contre jeu malsain. Et puis je finis par trouver mes propres lieux de prédilection dans le Mile End : un restau aux nappes collantes de sauce brune, un café beatnik bio, une librairie-brocante-repère à vieux pin’s…; ça sent le vintage, la peinture fraîche, la weed dans mon quartier. Des affiches sérigraphiées sont agrafées fièrement sur les poteaux en bois. Les néons des dentistes clignotent toute la nuit. On boit des Boréals saveur pumpkin sur le toit des buildings.

Avant de rentrer sur le vieux continent, j’emprunte encore deux recueils de nouvelles : Les Aurores montréales et Les gens fidèles ne font pas les nouvelles. De la littérature québécoise plus légère, mais incisive tout de même. Une collection de spécimens humains aussi colorés que les scarabées du Jardin botanique.

Pis, il a ben fallu quitter le Mile End. J’aurais voulu rester. Grelotter, patiner, rire en crisse, me soûler au cidre de glace encore un peu. Mon cœur et ma valise pesaient une tonne. Heureusement, il y a des amours qui s’emmènent. Des amours qui se laissent lire et relire jusqu’à tard dans la nuit.

La grosse femme d’à côté est enceinte, Michel Tremblay
Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, Dany Laferrière
Putain, Nelly Arcan
Les Aurores montréales, Monique Proulx
Les gens fidèles ne font pas les nouvelles, Nadine Bismuth