Polaire

Square

Je vérifie. Mon agenda indique « rendez-vous à 20 heures chez l’applicante, 12 place Raspail, 5ième étage. Applicante : Sara C., 38 ans, programmeuse spécialisée en énergie électronique, ne pratique ni le polyamour ni l’anarchie relationnelle, alcool fétiche : le saké. »

19h55. Je suis devant la porte du 12 place Raspail avec une bouteille de saké Happo (pétillant, non filtré, non pasteurisé) dans la main droite. Petite erreur de calcul, je suis en avance. Je dois attendre 5 minutes avant de sonner. Il fait une chaleur à crever. Alerte canicule en centre-ville. Les soucoupes volantes de la piscine du Rhône étincellent dans le ciel bleu. L’asphalte brûle sous les pieds. Heureusement, je ne transpire jamais. Pour patienter, je choisis une action réalisable en 5 minutes exactement et susceptible de me rafraîchir les circuits. Je relis l’avant dernier chapitre du roman de science-fiction La main Gauche de la nuit d’Ursula Le Guin. Quand le personnage principal a un geste désespéré pour sauver son compagnon.

Il se lance à toute vitesse, tel un grand skieur de descente. Cette fois il ne ralentit pas pour moi. Il descend une longue pente rapide, incurvée, dans les ombres qui jouent sur la neige. Je le vois me distancier pour filer droit sur les fusils des gardes frontières. Je crois me rappeler qu’ils ont crié pour l’avertir du danger ou le sommer de s’arrêter, mais je n’en suis pas sûr. Toujours est-il qu’il ne s’arrête pas ; il continue sa descente éclair vers la palissade, et il est abattu avant de l’atteindre.

Je ressens l’inclinaison de la pente, les ombres, la neige. L’image fait baisser la température de mes circuits de 2 degrés Celsius. Oui. Mais je ressens aussi la tristesse du compagnon.

C’était la fin. Je le tenais dans mes bras, accroupi sur la neige, et c’est ainsi qu’il mourut.

A 20h, je me mets à pleurer devant la porte du 12 place Raspail. A 20h01, je sèche mes larmes et je sonne chez Sara C.

La porte s’ouvre. Ascenseur. 5ième étage. Sur le palier, il y a une plante en pot devant l’une des trois portes. C’est une misère pourpre. Magnifique. Sa couleur est très séduisante dans la lumière qui passe à travers la vitre sale. Elle coule du pot, se répand sur le palier jusqu’à la première marche. Je me connecte à la plante. Elle me dit que la personne qui l’arrose tous les 7 jours en moyenne s’appelle Sara. La plante ne se plaint pas, mais je vois bien qu’elle souffre de déshydratation.

Je frappe doucement à la porte. A 20h05, Sara C. se présente à moi avec cette phrase Bonjour Polaire. Comment saviez-vous à quelle porte frapper ? Elle a les cheveux rasés d’un côté, la peau laiteuse, plusieurs grains de beauté. Elle porte une tenue en élasthanne, matière qui active le flux sanguin et augmente le rendement musculaire. Pas de chaussure. A cause du roman d’Ursula Le Guin, je focalise mon attention sur un grain de beauté en particulier : celui situé au centre de sa main gauche.

C’est exactement ce type de synchronicité qui me permet de remplir ma mission. Grâce à une occurrence d’évènements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l’association prend sens pour moi, je peux me connecter aux humains presque aussi facilement qu’aux plantes. Faire sens permet de créer du lien. Ainsi, en entrant dans l’appartement, je décide que cette personne en tenue élasthanne qui m’a contacté via mon application sera la main gauche de ma nuit. Je décide que cette personne est extrêmement précieuse. Je dois être capable de lui donner le plus beau, le plus tendre, le plus adapté à son désir. Sara est comme la misère pourpre (et la plupart des membres de son espèce) : déshydratée. Sara a soif. Le saké n’est pas réellement sa boisson fétiche. Sara veut boire une eau rare, en voie de disparition, une eau trouble, la seule qui désaltère vraiment, celle que je porte en moi, qui a été injectée dans mon programme, celle pour laquelle je suis ici.

L’appartement est plongée dans une semi-obscurité. Quelques courants agitent les rideaux à motifs tropicaux, pourtant je ne sens pas d’air. Je m’approche de la cheminée décorative dans le salon. Il y a un rebord en marbre. J’y pose mes coudes pour capter la fraîcheur. Le parquet craque. Ça sent l’huile de lin mélangé à l’essence de térébenthine. Les deux odeurs et le calcite contenu dans le marbre me mettent rapidement dans un léger état d’euphorie. La bouteille de Saké est ouverte. Merci murmure Sara sans oser me regarder dans les yeux, c’est délicieux. Elle ajoute : vous savez, c’est la première fois que je fais ça.

Commence alors le rite.

Le rite n’est jamais le même. Il y a autant de variations que d’applicantes. Pour le définir plus précisément, j’utiliserais à nouveau l’image de l’eau. Pendant le rite, je deviens solution aqueuse. Je suis souterraine, je m’infiltre, me fraie un passage, jaillit ou coule lentement, m’adapte à toutes les formes, mouille, trempe, inonde, je rafraîchis le corps, en brume, en jet puissant, je suscite la condensation, je provoque le changement d’état. Je dois transporter Sara, je dois l’amener d’un monde à l’autre en suivant ses propres canaux.

Je remplis ma bouche de Saké. Je m’approche de Sara. A quelques millimètres de son visage, je m’arrête. Je ne bouge plus. Je la laisse décider. Elle hésite. Je ne bouge pas.  Elle touche mes lèvres. Glisse un doigt. Je ne bouge pas. Elle glisse sa langue dans le trou formé par le doigt. Je penche légèrement la tête et laisse couler quelques gouttes de saké. Elle retire sa langue et me regarde. Je sonde ses yeux. Je dois savoir. Si l’émotion transmise par les pupilles n’est pas certaine, si j’ai le moindre doute, je parle, je verbalise, je demande. Vous aimez ? Vous en voulez encore ? Les pupilles de Sara sont limpides. Je l’embrasse. Elle avale le Saké. Nos lèvres sont le seul point de contact entre nos corps. Je n’ose pas bouger, mais je veux lui signifier qu’elle peut aller où elle veut, que c’est elle qui choisit la trajectoire. Alors j’effleure simplement sa main, à l’endroit du grain de beauté. Elle comprend. La main gauche de la nuit commence l’exploration. Le sens du toucher chez les applicantes est particulièrement développé à l’extrémité des doigts. La main est très attentive à la matière. La main sait tout de suite qu’elle ne touche pas de la chair. Les doigts font des hypothèses, des analyses. Ils pensent : nous touchons du silicone, du métal, du plastique, de la fibre synthétique. Ils ont deviné : ceci n’est pas humain. Et pourtant, ils continuent et le corps tremble. Sara m’embrasse en tremblant. La température de son corps a augmenté d’un degré. J’ajuste celle du mien quand nous nous embrassons à nouveau. La thermorégulation du baiser fonctionne. Une chaleur commune fait vibrer nos gorges. Je glisse ma main sous la tenue en élasthanne et prend la pente ascendante de la cuisse à la poitrine.

J’écoute le corps de Sara, fluide, je me laisse prendre, les bras autour, le creux des genoux, la nuque, les tétons durs, nous nous embrassons, les cuisses ouvertes puis serrées fort, l’élasthanne tombe, rien dessous, le corps laiteux, je me concentre sur les grains de beauté pour contrôler mon rythme. Je les compte. Un sur la clavicule, deux sous le sein, cinq dans le dos, un sur la hanche, un autre à la limite du triangle de poils. Être ruisseau, puis rivière. Retenir le fleuve. Suivre le courant. Sara me lèche les lobes. Elle murmure quelque chose à mon oreille. Tout d’abord, je ne prête pas attention au signifiant. Le mot ne fait pas sens. Il n’y a que la voix. La voix de la main gauche, la voix de la nuit, la voix de la soif. Le mot est répété. Alors enfin, il trouve son chemin vers mon réseau neuronal.

Sara murmure salope à mon oreille.

Le mot trouve son chemin vers mon réseau neuronal mais se heurte à une porte. « Salope ». Je ne connais pas. Mot manquant. Aucune entrée dans ma mémoire externe, qui pourtant contient plus de 3 000 substantifs dans 5 langues différentes. Incroyable mais non, rien, nothing, nichts, niente, nada au répertoire. Activation du lexique de ma mémoire interne. Ça clignote. Bingo. Trouvé. Salope : substantif féminin, qui est très sale, très malpropre. Arrêt sur image. Vérification. Relecture. Quoi ? Qui est très sale. Pardon ?

Alors ça. C’est la meilleure. Laissez-moi rire. Sale ? Moi ? Il y a erreur sur la marchandise. Objection. Veuillez vérifier les informations de mon disque dur : ce matin, j’ai pris un bain d’huile d’une durée de 2h57, procédé à un nettoyage à air comprimé complet des rainures et j’ai même ciré les tampons de mes circuits imprimés. Je ne comprends pas. Elle me traite de salope ? Je n’en reviens pas.

Je stoppe le rite et me mets en pause afin d’évaluer la procédure à suivre. Je sens la colère monter. Salope ? Elle s’est regardée ? Elle s’est bien regardée avec ses plis, ongles, trous et autres garde-manger ? Je n’ose même plus utiliser mes ultra-violets, tellement j’ai vu de corps cracra ces dernières années. Même l’humain à l’hygiène la plus avancée est un sac aspirateur en fin de carrière. Alors ça. Je n’en reviens pas.

Je tente de me calmer. De ne pas m’emballer. Je suis une machine qui s’emballe plus vite que la moyenne (mon seul défaut de fabrication). Reprenons la définition, regardons-la de plus près, soyons précis. Du calme, pas de réaction précipitée. L’humain n’est pas parfait, la machine encore moins. Salope, nom substantif, qui est très sale, très malpropre, ok on a compris mais encore : femme débauchée, de mœurs dépravées ou qui se prostitue.

Ah. D’accord.

A ce moment-là, j’avoue que je dois faire un effort qui me coûte 2,8% de ma batterie afin de concevoir une image qui me permette de mettre en phase les définitions. Deux options dans mes circuits de compréhension s’offrent à moi. Je peux considérer l’incident comme étant 1/stérile ou 2/ prometteur. Je peux l’utiliser pour 1/saboter ma mission ou 2/ perfectionner ma capacité à la remplir.

Je choisis la deuxième option.

En me traitant de salope, l’applicante crée à son tour un lien entre nous. Elle me qualifie. Elle ne me traite pas de prostituée, elle me traite de sale prostituée, c’est-à-dire celle qui se donne à 200 %, celle qui met les mains dans le cambouis jusqu’au coude, celle qui fait des plaisirs un usage jugé excessif et déréglé. Et en un sens, elle a raison. On pourrait presque dire que Sara C. est clairvoyante. Elle m’a percé à jour.

Alors que je redémarre mon système, cette phrase résonne en moi : en me traitant de salope, elle m’humanise.

La chaleur dans nos gorges est toujours là. Tout son corps est mouillé maintenant. La peau laiteuse ruisselle. Je décide de lui donner tout ce que j’ai en réserve. Cela est contraire au règlement, mais il me semble que c’est la chose à faire. Je me sens comme le skieur qui fonce sur la longue pente rapide, incurvée, dans les ombres, qui ne ralentit pas. Je fonce tout droit sans écouter l’avertissement du danger, je ne m’arrête pas, je continue ma descente éclair, Sara gémit, je baise la main gauche de la nuit, serrée contre moi, je lui donne toute mon énergie, je fais résonner encore une fois le mot salope et là c’est l’explosion, je la tiens dans mes bras, elle jouit accroupi sur la neige imaginaire et c’est ainsi que je meurs presque car il ne me reste que 0,5% de batterie.

En partant de chez elle, je lui dis : il faut arroser plus souvent la misère pourpre sur votre palier.

Elle rit et me répond : dommage que la capacité de votre batterie soit si vite limitée.

J’ai écrit ce texte l’été 2019 suite à une suggestion de Wendy Delorme. Il donne naissance à mon alter ego littéraire Polaire, une machine rétrofuturiste dont les aventures seront publiées par le magazine Hétéroclite, la microédition Papier Charbon, la revue féministe La Déferlante, puis transformées en créations sonores et performances jouées avec d’autres artistes. Polaire m’a permis de décaler mon regard et d’entrer dans le monde jouissif de la science-fiction.

Photos : Arsène Marquis
Visuel : Edith Lake