Le rocher

Square

Nous apercevons sur la rive herbeuse sept rectangles de différentes couleurs : un violet, un rouge, un rose délavé, un noir, un blanc, un à rayures marron et orange et un rose fuchsia à franges. Peut- être, y a-t-il des inscriptions ou des motifs au centre des rectangles, mais les corps allongés dessus empêchent de le savoir. Les corps nus, de différentes couleurs également, sont positionnés à l’identique : sur le dos, bras le long du corps, paumes à plat, pieds dans l’alignement des hanches. Les paupières sont closes, les bouches légèrement entrouvertes. L’air est inspiré par le nez, il est expiré en passant derrière la gorge. Nous pourrions percevoir le son particulier, légèrement rauque, produit par ce cheminement, si la rivière s’arrêtait un instant. Mais la rivière ne s’arrêtera évidemment pas de couler. Ni les insectes de bourdonner, de striduler, de crisser. Ça fait tout un boucan d’été qui n’a pas l’air de déranger les sept corps respirants. Pour être plus exact : les sept corps s’appliquent à ne pas être dérangés. Ils se concentrent.

D’ailleurs,

le point de fuite réside probablement à cet endroit.

Il faut de la concentration pour cerner cette concentration. Il faut inspirer par le nez et expirer en faisant passer l’air derrière la gorge. Il faut se faire miroir du tableau. Patiemment. Suivre les lignes, les fixer, croire en leur convergence. Se répéter I want to believe, I want to believe. Lorsque les récepteurs sensoriels auront été suffisamment activés, la voie afférente issue du récepteur au centre de la zone stimulée aura alors une influence inhibitrice sur les voies latérales et il en résultera une diminution générale des informations arrivant au cortex somesthésique. Pour le dire sans chichi : nous verrons au-delà. Nous verrons l’autre image. Nous verrons à l’intérieur des sept corps respirants. Ce moment est bien sûr délicat car la surprise risque de tout mettre en l’air. Gardons à l’esprit le procédé : inspiration par le nez, expiration en faisant passer l’air derrière la gorge. Et les lignes convergentes s’épaississent, prennent une consistance, deviennent matière, barrière de protection, nous sommes maintenant indiscutablement DANS L’IMAGE, à l’intérieur des corps, à l’abri.

La première réaction, la réaction facile, serait de s’écrier « Mais il n’y a rien dans cette image ! Cette pauvre image est vide. » Grossière erreur que nous ne ferons pas. Nous nous retiendrons car, peu à peu les formes et les couleurs ne mentiront plus. L’image superposée retentira sur la rétine. Nous comprendrons qu’à l’intérieur des corps allongés, il y a d’autres corps debout. Ceux-ci s’activent, se déplacent, se dirigent vers un même objet. Une masse sombre, solide, posée. Un rocher. Les corps semblent aimantés par le rocher. Ils l’entourent, l’observent, le sentent. Oui, ils le flairent, le reniflent. Leur a-t-on demandé de venir renifler le rocher ? Qui aurait pu formuler cette demande ? Et dans quel but ? L’un des corps se racle la gorge. Respire lentement, dit un autre, reste concentré. Pardon, mais j’ai soif. Tu boiras après, nous sommes près du but. Ensemble. On inspire, on expire. Et les respirations deviennent plus intenses. Et les muscles se détendent encore. L’image du rocher enfle. Il n’y a bientôt plus de corps, de bouche, de nez, de dos, de bras, de hanche, de rectangle coloré, d’herbe ou de rivière, il n’y a bientôt plus qu’un seul plan, une seule sphère qui pousse l’esprit en arrière, dans ses derniers retranchements, le rocher. Nous pensons le rocher, le rocher, le rocher, luisant, légère odeur de vase, le rocher, ancestral, assemblage, minéraux, fossiles, le rocher, résultat du refroidissement rapide d’un liquide, le rocher, agrégats, d’autres roches, d’autres avant lui, avant moi, nous pensons : nous sommes le rocher.

L’image pope au ralenti, claque comme une bulle de chewing-gum trop longtemps mâché. L’image a disparu. Elle n’a plus besoin d’être là. Les sept corps respirants se sont endormis.

Le rocher est une nouvelle poétique extraite de Point de fuite, édité par Papier Charbon.