Le mardi après-midi, j’avais rendez-vous.
Je partais, mon lourd sac de marin à l’épaule. J’allais prendre mon bateau.
Mon premier rencard dans le ronronnement métallique des machines eut lieu avec Simone de Beauvoir. Elle m’apprit qu’une vie à deux n’est que chimère. Autant s’habituer tôt à plier ses draps seule. C’est ce que je fis. Quelqu’un me proposa son aide. « Vous voulez que je tienne l’autre bout ? ». Une femme aux cheveux déjà blancs. La femme rompue de la troisième nouvelle ! Je la reconnus tout de suite. Chaque mardi après-midi, je prenais la mer avec un écrivain et son alter ego n’était jamais très loin.
Je lavai mon linge sale à Los Angeles avec John Fante et Arturo Bandini. Sans un dollar en poche, nous avions l’air de va-nu-pieds. Nous attendions que ça mousse en buvant de grands cafés. « Je regardais les gueules autour de moi, et je savais que la mienne était pareille. Des tronches vidées de leur sang, des mines pincées, soucieuses, paumées. Des tronches comme des fleurs arrachées de leurs racines et fourrées dans un joli vase ».
Je naviguai en version bilingue jusqu’au Canada avec Margaret Atwood et Susanna Moodie. De la poésie à vitesse d’essorage de 1000 tours minute. La traversée fut éprouvante, mais salutaire. Au retour, mes vêtements mouillés sentaient la forêt du Grand Nord.
Hemingway me raconta la résistance en Castille. Je ne cachai pas mes larmes quand Robert dit à Maria (deux minutes avant la fin du programme délicat) : « Pas d’adieu, guapa, parce que nous ne sommes pas séparés. J’espère que tout ira bien dans les Gredos. Va maintenant. Va pour de bon. »
Les rendez-vous avec John Irving durèrent plusieurs machines car la trajectoire de Garp était pleine de rebondissements. La vie ne peut être qu’intense lorsqu’elle résulte d’une rencontre entre une infirmière féministe malgré elle et une érection de soldat blessé. On me lança des regards étonnés en m’entendant rire. Rien à foutre, je dois dire. Ma lessive-roman était hors réalité.
Sur la Côte d’Azur, le programme à 90°C fut sensuel et meurtrier : Françoise Sagan nous initia, Cécile et moi, à la passion jalouse. Je prenais un malin plaisir à ramener l’intime dans le lieu public en me disant qu’autour des bassins d’autrefois on parlait sûrement de sexe à voix basse. Je lus, le feu aux joues : « Les mots faire l’amour ont une séduction à eux, très verbale, en les séparant de leur sens. Ce terme de faire, matériel et positif, uni à cette abstraction poétique du mot amour m’enchantait. »
Le mardi après-midi, assise sur le siège en plastique bleu face aux hublots, je m’imaginais en voyage et en bonne compagnie. J’étais au coin de la rue et seule. Les lavandières d’aujourd’hui sont terriblement seules.
Pourtant, je l’avoue : j’aimais cette solitude qui sentait le savon de Marseille. Elle me régénérait, me purifiait, m’apaisait. Je me sentais propre et érudite. Une véritable thérapie littéraire pour 2,70 euros. Et hop, un petit supplément séchage pour finir le chapitre. Je ne me décidais pas à acheter une machine. L’idée même m’angoissait. Posséder un lave-linge signifiait pour moi m’établir définitivement dans un port et cesser de bouquiner. « Plus le temps » répètent les sédentaires qui lancent leurs programmes courts en se brossant les dents. J’avais beau me traiter d’intello old school, rien n’y faisait. Chaque semaine, je retournais au Lavomatic comme une ivrogne au PMU.
Et puis un jour, un ami qui déménageait me proposa gratuitement sa machine. « Elle ne rentrera jamais dans ma minuscule salle de bain ». On mesura. Elle rentrait. « Ça va être galère pour la transporter au cinquième étage ». La machine était sur roulettes. Mes amis avaient de gros muscles.
Je fis une dernière excursion la gorge serrée, dis adieu à mes auteurs, autrices, héros et héroïnes, embrassai mes fantasmes de jeunesse.
Avec le lave-linge, il y avait une mallette noire. « Une surprise », dirent les amis aux gros bras, grands cœurs. Au premier tour de tambour, j’ouvris la mallette : une machine à écrire. Une machine à écrire avec ruban encreur et retour de chariot ?! Ah ah ! Le grand large littéraire n’a qu’à bien se tenir.
La femme rompue, Simone de Beauvoir
Demande à la poussière, John Fante
Le Journal de Susanna Moodie, Margaret Atwood
Le monde selon Garp, John Irving
Bonjour tristesse, Françoise Sagan