Ou comment faire des rencontres quand on est agent spécial
Une enquête scientifico-érotique en 10 épisodes, illustrée par Cyril Vieira Da Silva et publiée dans la revue Hétéroclite entre octobre 2018 et juillet 2019.
Episode 1
Il n’ouvre pas tout de suite.
Il attend quelques secondes, la main sur la poignée. Sa partenaire est là, dans le laboratoire, juste derrière cette porte. Neuf mois d’absence. Il se concentre. Il essaie de se remémorer précisément son visage, son physique. C’est une technique qu’il utilise souvent. Convoquer l’image pour se préparer mentalement. Très utile au travail, par exemple, lorsque l’on doit disséquer des organismes non identifiés : 47% de peur ou de dégoût en moins, c’est avéré.
L’image de sa partenaire se précise. Elle prend forme dans le cerveau. Peau lisse noire, sourcils en accent circonflexe, bouche bien dessinée, canine droite plus pointue que la gauche, crâne rasé, blouse blanche de scientifique. Il visualise même très clairement la minuscule tache vert fluo indélébile sur la poche au niveau du cœur. Éclaboussure de l’autopsie de leur toute première enquête, il y a trois ans. Il n’a jamais compris pourquoi elle, si maniaque habituellement, portait toujours ce vêtement taché.
Il ouvre la porte. À part la blouse blanche, rien n’est comme prévu. C’est un choc (risque numéro 1 de cette technique : plus l’anticipation est précise, plus le contraste avec la réalité peut être brutal). Au milieu du labo, la scientifique est penchée au-dessus d’un corps nu, ouvert en deux sur la table de travail. Elle est noyée dans une végétation étonnante : de longues tiges vertes parsemées de feuilles froissées et coiffées de corolles violettes s’échappent de l’incision, comme si les viscères transformées en fleurs jaillissaient du corps autopsié. Pas de peau noire, de canine pointue, de sourcils circonflexes visibles pour se rassurer. La scientifique porte gants, masque et lunettes de protection. Et pour accentuer le malaise, une seconde après la vue, l’odeur. Une odeur chaude qui s’engouffre dans les narines sans prévenir. Ça sent le bitume ! Le goudron qui vient de se faire lécher par la pluie.
– Nan mais, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Et qu’est-ce que c’est que cette odeur ?
La blouse se redresse lentement. Derrière le plastique des lunettes, il distingue enfin les fameux sourcils.
– Salut Fox. Moi aussi, ça me fait super plaisir de te revoir.
En entendant son nom prononcé pour la première fois par sa partenaire, il saisit le paradoxe de la situation. Il revient d’un congé de neuf mois, pris pour réaliser sa transition de genre. Il a eu besoin de ce temps, loin du labo, des affaires non classées, pour se réapproprier son corps. Il a expliqué, envoyé un message en signant avec sa nouvelle identité, mais ils ne se sont pas vus.
Aujourd’hui, il est un homme nouveau. Pourtant, ce n’est pas elle qui est surprise. Il s’approche de la blouse et tend le doigt vers la tache vert fluo.
– Xana, merde, tu m’as manqué…
Et voilà que nos deux agents se claquent la bise par dessus le corps nu, en essayant d’éviter les plantes.
– Alors, c’est quoi cette affaire de cadavre fleuri qui sent le goudron ?
Episode 2
– La psoralea bituminosa, aussi appelée herbe au bitume, tient son nom de la très forte odeur dégagée par ses glandes odorantes. Ses fleurs sont violacées, regarde, et ses feuilles trifoliées. Là, tu vois, les nervures ? L’agent Xana pointe du doigt la série de diapos. On y voit les plantes à plusieurs étapes de la floraison. La dernière image projetée dessine des ondulations violettes sur la blouse blanche de la scientifique qui se tient devant l’écran.
– C’est beau, non ?
– Magnifique.
L’agent Fox, perché sur un tabouret à vis, introduit une graine de tournesol dans sa bouche.
– Et cette plante produit le parfum le plus surprenant qui soit.
Il lèche le sel et serre la graine entre ses dents.
– Bitume n°5 !
La coque se brise en deux.
– La nature est quand-même… Il crache le résidu par terre… surprenante. Avec sa langue, il joue encore un peu avec la graine, avant de l’avaler.
Et voilà, pense Xana, c’est reparti. Dans trois jours, le sol du bureau sera couvert de pépites zébrées. Elle observe son partenaire en détail pour la première fois depuis leurs retrouvailles. Elle l’observe comme elle observe le magma cristallisant sous le microscope : avec une curiosité joyeuse. Le corps de l’agent Fox, en équilibre sur le tabouret, est immense (un mètre quatre-vingt-douze), il porte un costume-cravate noir et des chaussures impeccables, il a les oreilles percées au tragus et les cheveux longs. Il les coiffe en arrière d’une main assurée. Il avait toujours tremblé en faisant ce geste. Aujourd’hui, il ne tremble plus. Xana se tourne à nouveau vers l’écran. Du bout du doigt, elle change la diapo. Cette fois, il ne s’agit pas de fleurs. La photo montre un corps nu allongé sur une table en inox.
– Cette herbe au bitume pousse habituellement dans des endroits secs et arides. Alors, imagine ma surprise quand j’ai incisé ce cadavre et que des dizaines de tiges ont jailli comme des diables ! Les fleurs avaient poussé recroquevillées dans les chairs, l’autopsie les libérait enfin ! En quelques minutes à peine, les tiges étaient droites comme des i et les corolles violettes pimpantes. Jamais vu ça, je te jure.
– Mais on a des infos sur le corps ?
– La seule chose qu’on sait, c’est que…
La porte s’ouvre à cet instant. Une frange noire et de grosses lunettes dorées apparaissent dans l’entrebâillement.
– Salut ! Désolée de vous déranger. Je suis la nouvelle. Service informatique. 7ème étage. Je fais le tour pour me présenter. J’ai failli vous rater. Vous êtes bien planqués dans ce sous-sol. Je m’appelle Melvina ! dit-elle, en tendant une main joyeuse.
– Heu… Salut. Moi, c’est Xana. Et voici l’agent Fox.
– Fox ?? Comme dans…
L’écran se met soudain en veille, plongeant la pièce dans le noir. Silence. Puis, on entend « merde » et un crissement de graviers (ou de graines ?) sous la chaussure.
Episode 3
Panne d’électricité dans le building. Le bureau au sous-sol est soudain plongé dans l’obscurité.
Vite, en profiter. Se faire la malle, se carapater. Ciao la compagnie, pense l’agent Fox. Vite, avant que les yeux des deux collègues ne s’habituent à l’obscurité. Crevé. Il est au bout. Cette première journée d’enquête l’a achevé. Fox s’éclipse sans demander son reste. Il saute par dessus la borne de sortie en évitant de faire biper son badge et se laisse porter par l’escalator vers l’air froid du dehors. Sacrée merde. Son col en fourrure synthétique est trop court pour couvrir ses oreilles transies. Allumer la roue électrique. Foncer. Mains gelées dans les poches. Rentrer. Vitrines publicités guirlandes du monde partout. Attention ! Le stand. Odeur. Chauds chauds les marrons. Faim. Ouf, enfin, garage, ascenseur, studio.
Dans la semi-obscurité et d’un seul mouvement, il enlève chaussures et manteau, se sert un sirop d’orgeat, s’allonge sur le canapé et allume son téléphone (celui qu’il utilise pour ses activités privées). Il a faim, alors il hésite. Se faire à manger ou tchatter ? La dernière fois qu’il a voulu faire les deux en même temps, le torchon a brûlé. Et ce n’est pas une métaphore. C’était hot sur l’écran, l’incendie sous la casserole.
Allez, je tchatte. Juste le temps de finir mon verre. La page « Faire des rencontres » s’ouvre en un clic (elle fait partie des favoris). Fox prend quelques minutes pour choisir celui qui sera, ce soir, son interlocuteur privilégié. C’est l’expression qu’il utilise généralement pour entamer la discussion :
– Salut T.E.. Veux-tu être mon interlocuteur privilégié ? (plus rarement, il dit : « amant virtuel » ou « chaton »).
– Bonsoir agent spécial. Avec plaisir.
– Qu’est-ce que tu portes là ?
– T’es du genre direct toi.
– Non mais là, sur ta photo de profil.
– ?
– Tu portes un masque non ? Ta peau est étrange. Luisante. Ou mouillée ?
– Non. Je ne porte rien.
– Rien ? Fox boit une gorgée.
– Absolument rien.
Le goût du sirop d’orgeat : puissant dans la bouche à ce moment-là.
– Et tes yeux ? Tu as des lentilles de contact ?
– Dis donc agent spécial, c’est un véritable interrogatoire
– 😉 excuse-moi.
– Tu aimerais observer la texture de ma peau de plus près ? La toucher ?
– Oui. Elle a l’air… toxique. Surnaturelle.
– Pour m’ausculter, il faudra que tu m’attaches. Que tu me places sous une lumière puissante. Que tu vérifies bien les sangles. Il faudra que tu aies les ustensiles adéquats. Stérilisés. Alignés parfaitement. Prêts à être manipulés.
Fox ne répond pas tout de suite. Il prend son temps pour imaginer la scène. D’abord, il visualise le laboratoire évidemment. Puis, il change de décor. Ça ne se passerait pas au travail. Non. Ça se passerait dans une navette. Un orbiteur. Une grosse carapace en aluminium et en titane. Résistante à la température extrême, à la corrosion. Insonorisée. Une chambre forte qui retiendrait les cris, les ferait précieux, tendres et mouillés. Une chambre en l’air. Loin. Très loin d’ici.
Le sirop d’orgeat coule sur son menton, mouille sa chemise.
– On se voit quand ?
Episode 4
Dans le bureau au sous-sol, l’obscurité fut soudaine.
L’agent Xana cligne des yeux instinctivement, avance, fait tomber une pile de dossiers avec le coude, lève les mains pour se protéger. Trop tard. L’angle du bureau dans la rotule gauche. Merde ! Xana jure en se frottant le genou. À la première seconde de la coupure de courant, elle a ressenti de la peur (elle n’a pas son arme sur elle), mais la douleur réveille son cerveau de scientifique : pas de panique, attendre que la rétine reçoive des signaux lumineux, attendre qu’elle les convertisse en stimuli électriques, que l’acuité visuelle revienne.
Xana suspend ses mouvements. En position flamand rose, elle attend que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Ce moment dure à peine quelques secondes. Pourtant, un événement inattendu intensifie la chose.
L’événement est une main. Une main qui frôle son genou. Très légèrement.
Elle sent les doigts de l’autre à travers le tissu du pantalon. Elle sait tout de suite à qui appartient la main. Elle en est sûre car elle vient de la serrer. Elle pense : comment a-t-elle su que je m’étais fait mal précisément là ? Est-elle un animal nocturne ? Voit-elle dans le noir ? Elle essaie de se remémorer les yeux de Melvina, « la nouvelle. Service informatique. 7ième étage » , qui vient d’entrer dans le bureau pour se présenter. Elle visualise les longs cils derrière les lunettes. La frange charbon jusqu’aux sourcils. Xana a eu juste le temps de se dire mamma mia quelle beauté, et la lumière s’est éteinte. Une illumination inversée.
Les doigts caressent le genou dans un mouvement circulaire. Ils s’arrêtent. Puis remontent le long de la cuisse.
Xana se met à transpirer. C’est instantané. Le corps coule, la blouse sera mouillé au niveau de la nuque et des aisselles. Non seulement, elle voit dans le noir, mais en plus elle connaît les gestes qui me rendent folle. L’agent spéciale retint sa respiration. Shit. La main frôle l’entrejambe et tire légèrement sur le bas de la blouse. Elle défait mes boutons ? Le vêtement ainsi manipulé crée un léger déséquilibre du corps (Xana est toujours en position flamand rose) et une tension dans l’estomac. Une tension presque douloureuse. Un désir. La scientifique avance son visage. Elle veut sentir l’odeur du cuir chevelu de cette beauté italienne. Renifler son visage. Mâcher ses cheveux. Quel goût ont-ils ? Et la bouche ? Elle voudrait la lécher tout entière. Sa pulpe, son contour. Comment sont dessinées les lèvres ? Elle écarquille les yeux, il faut voir. Une preuve ! Hallucination oui ou non ? Elle porte une main à son cou et touche son médaillon protecteur représentant Sara la noire. Of course I want to believe !
À ce moment précis, le courant revient. Le projecteur se rallume. L’image projetée sur l’écran derrière Xana troue l’obscurité d’une lumière violette qui la fait se retourner. Une photo de fleur apparait. Ridicule, pense-t-elle. Quand elle fait à nouveau face à Melvina, elle se rend compte qu’un mètre au moins les sépare. Elle n’a pas pu avoir ce geste, j’ai rêvé. En baissant la tête pour cacher sa gêne, un détail attire l’attention de Xana : le bouton au bas de sa blouse est ouvert.
Episode 5
Le ciel est bas. Blanc. En couvercle au dessus de la tête. Il appuie sur le crâne, fait pression sur les globes oculaires. Pourtant, je n’ai bu que du sirop d’orgeat hier. Fox remonte son col (décidément trop court) et croque une graine de tournesol bruyamment.
– Let’s go, lance sa partenaire, je te préviens c’est de l’art contemporain.
Les deux agents s’avancent en lisière de forêt, se glissent sous les rubans de plastique jaune qui forment un triangle entre les arbres. Leurs semelles s’enfoncent légèrement dans le tapis de lichen et d’aiguilles de pin. Fox allume son enregistreur.
” Tôt. 6h58. Trop tôt pour ces conneries. Température : 2°C. Taux d’humidité… assez pour me friser le cheveu. Forêt d’Avaise. Bord de départementale. Sous-bois. Soleil d’hiver. Ça sent le champignon… et le goudron. Première odeur qui donne faim. (Xana soupire) T’as pas envie d’une omelette forestière ? Deuxième odeur reconnaissable. Identifiée. Classée. Affaire n°57. Origine de l’odeur : un conifère, une moto, un corps. Trois éléments. Sacrée merde, comment je vais décrire ça ? Trois éléments qui n’en font qu’un. Moto… violette de type néo-rétro (une Ducati, précise Xana). Enfoncée dans arbre. Corps nu de type heu… humain. Enfoncé dans moto. Pas enfoncé. Incrusté. Enchevêtré. Trois éléments enchevêtrés. Aucune trace de sang. Roue avant de moto qui disparaît presque entièrement dans tronc. Mousse verte qui recouvre carlingue, moteur, métal qui recouvre chevilles, cuisses, fesses du conducteur (conductrice ? suggère Xana). Corps couché sur engin, mains crispées sur poignées, mais tête rejetée en arrière, cheveux roux, probablement teints, magnifique chevelure, aucune trace de moisissure, yeux au ciel, pupilles dilatées, bouche ouverte… Sacrée merde, bouche très ouverte. Gorge profonde. Fleurs. Fleurs… Prends le relais Xana, je ne peux pas.”
– Psoralea bituminosa dans l’œsophage,visibles jusqu’au niveau de la glotte. Métamorphose du corps. Stade avancé. Dans ce cas-ci, l’humain est difficilement identifiable.
– Est-il vraiment humain ?
– La position du corps écarte a priori la thèse de l’homicide.
– Comment ça ?
– Regarde le triceps sural.
– Le quoi ?
– Le muscle du mollet. Bandé. Tendu. Dans l’effort, le désir. La personne visait sciemment l’arbre. Elle s’est volontairement… Foutue dans le décor.
– C’est le moins qu’on puisse dire. »
Pendant que Xana prélève cheveux et mousse dans une pipette transparente, Fox se penche vers le mollet aux muscles apparents. En devinant les veines bleutées sous la peau blanche, il a un frisson. Dans ce frisson, trois intuitions :
1° Les humains ont le goût du risque dans le sang
2° Toute fleur provient d’une graine
3° Le muscle, c’est la vie.
Il songe alors à sa target du moment : un danseur qui lui a envoyé quelques photos de grands écarts et d’abdos bien découpés. D’un geste expert, l’agent pianote sur son portable à peine sorti de sa poche : je veux te voir en chair et en os. Ce soir, 20h. Au deuxième étage du musée d’histoire naturelle. Prends ton masque et tes gants. Il hésite. Puis il ajoute : bonne journée ma girolle.
Episode 6
Comme si la journée n’avait pas été assez longue, il fallait que l’agent Xana repasse au bureau prendre le dossier de l’affaire n°57 qu’elle avait oublié. Elle voulait mettre à jour ses notes. Elle aimait travailler la nuit. Son esprit était clair. Oui, paradoxalement, il lui semble qu’elle était plus lucide, rapide et sûre d’elle, quand le soleil est couché.
En arrivant devant l’immeuble, elle remarque la lumière dans les bureaux du 7ème étage. A la racine de ses cheveux, un chaud-froid. Soudain, le trouble l’envahit. Dans l’ascenseur, elle se trompe : elle appuie sur 7 au lieu de sous-sol. Bon. Je passe juste lui dire bonsoir alors…
Melvina est seule dans l’open space. Seule avec ses joujoux : trois écrans truffés de chiffres verts fluo. Ses doigts pianotent à vitesse grand V. Elle semble concentrée. Avec les lignes lumineuses reflétées dans les verres de ses lunettes, elle est belle. Hyper canon. Xana se demande comment annoncer sa présence sans la faire sursauter. Quand Melvina lève les yeux, c’est Xana qui tressaille. Elle bafouille : « Tu travailles tard, on travaille tard, je crois qu’il n’y a plus que nous dans les bureaux (rire nerveux), tu as faim ? » Elle regrette cette dernière question hors sujet. Mais Melvina n’a pas l’air de s’offusquer.
Lentement, la nouvelle du service informatique pose ses lunettes, se frotte les yeux, remet sa frange en place, se lève et embrasse l’agent spéciale à pleine bouche.
Entre leurs deux corps, l’écran d’ordinateur.
Puis, plus rien. L’espace de liberté. Leurs corps collés. La chaleur très vite. Les fesses sur le clavier, les chiffres qui s’affolent sur l’écran, la respiration coupée, les regards surpris, l’étonnement, la sidération de Xana, l’audace de la petite ! Les corps qui bougent, qui dansent, qui renversent la fontaine à eau mais qui savent où ils vont : direction la salle de serveurs. La moquette trempée, métaphore de leur désir puissant, désir qui pousse le dos contre la machine solaris, cogne les coudes au disjoncteur à ampères, caresse les cuisses, frotte plus rapidement, glisse les mains vers le cul, sous le pull, les tétons durs, les doigts dedans, le désir violent qui couvre le bruit des ventilos, défie les machines, tape contre l’étagère métallique, tape au rythme des petites lumières qui clignotent partout, vertes, rouges, violettes, vertes, rouges, violettes, je goûte ses cheveux, désir de lèche, de morsure et d’ivresse comme si c’était la dernière, soif qui coïncide, qui se place exactement où l’autre veut : cou, paupière, bouche, plexus solaire, hanche, paume, sexe. Sexe doux, noir, ouvert, mouillé, sexe moquette qui s’explore insouciamment, qui se laisse surprendre, qui se donne, qui veut, qui veut tellement, puis enfin, entre deux bips d’ordinateur et trois flashs rouges, signal d’alerte, bouquet final, l’orgasme simultané qui fait sauter les plombs et rire, rire si fort !
Les cris de joie se transforment peu à peu en chuchotements gênés.
Il est tout de même gênant de se voir ainsi alors que l’on se connait à peine : le pantalon aux chevilles, le cœur battant, dans une sorte de placard qui sent le plastique brûlé et l’étain de circuit imprimé. Xana ferme les yeux et fait une prière rapide à sa déesse protectrice. Elle convoque en elle l’assurance de la nuit.
Melvina dit simplement : « On va manger ? »
Episode 7
20h02. Planqué entre une panthère des neiges empaillée et le squelette d’un geminiraptor, Fox attend.
« Le musée d’histoire naturelle ferment ses portes, merci de vous diriger vers la sortie. »
20h08. Avec un son de fouet qui claque, les néons du plafond de la salle du deuxième étage s’éteignent. Il ne fait pas complètement noir. De petites lumières jaunes éclairent les pieds de la panthère, la mâchoire du dinosaure et les pancartes explicatives. Le raptor fait partie de la famille des troodontidés du Crétacé inférieur.
20h09. Le visiteur attendu entre dans la salle des curiosités. Il porte gants et masque en latex noir. Il glisse sans bruit sur le parquet. Il se déplace sur deux pattes et a une tête allongée. Fox siffle un coup sec. En trois pas de patineur, l’homme masqué se trouve près de lui. Rapide et intelligent, il a de grands yeux et des mains très habiles. Aucun mot n’est échangé. Chacun sait. Le scénario a été discuté en amont. Fox est cependant surpris de constater que l’autre rivalise presque son mètre quatre-vingt douze. Son nom provient du latin geminae « jumeaux, jumelles » et de raptor « celui qui saisit ou prend par la force » .
20h12. L’homme masqué passe à l’action. Ses mains se dirigent d’abord vers le cou de Fox, puis changent subitement de trajet. Elles s’avancent vers la panthère qui observe la scène, gueule ouverte, figée. Les doigts gantés s’enfoncent dans la fourrure. Le pelage blanc taché de noir plisse, ondule, remue. Les mains parcourent le dos de l’animal avec une précision de biologiste. Prend par la force. La peau de Fox se réveille. Son corps entier. De façon brutale et nette. Pour la première fois, depuis sa transition. Le corps est en adéquation parfaite avec le reste : l’envie d’embrasser la bouche à travers le latex, de bloquer la nuque, de la tenir fermement, de la protéger du monde, d’être le monde pour l’autre, de le serrer fort, de le bercer, le consoler, l’envie de se faire consoler, de se faire palper, de dire « tu l’as sens », d’être dirigé, manipulé sans retenu, de se mettre à genoux, d’ouvrir la braguette, de la prendre entière du premier coup en respirant par le nez, en reniflant comme un carnassier l’odeur de cuir et de savon, de s’y mettre, de le sucer concentré, de lever les yeux vers l’homme masqué, de se soumettre à l’homme qui n’a pas d’identité, de se lever, se retourner, coller son cul contre le sexe, de le tenter avec le cul, de l’appâter, d’être la proie, de se faire prendre, d’être pris dans un fantasme d’avant l’ère de glace, d’avoir une vision très belle et très claire de deux dinosaures qui s’enculent, qui se baisent passionnément, deux bêtes à la mâchoire terrifiante qui s’embrassent, qui fêtent la fin du monde, l’extinction K-T, l’impact massif d’astéroïdes, en grognant, en rugissant, qui rugissent de recevoir l’explosion de l’autre en plein dans les fesses, qui la célèbrent, se lèchent encore, se lapent avec une compassion immense, un soulagement d’être à égalité, d’être frères, avec une joie intense de vivre la soumission comme un jeu fair-play. L’agent Fox pourrait en pleurer.
20h40. La porte de secours du musée d’histoire naturelle s’ouvre sur la nuit glacée : deux hommes sortent. Ils ont le rouge aux joues. Les mains s’effleurent. Et chacun part de son côté.
Episode 8
Affaire n°57 // Troisième et quatrième corps, dits « les randonneurs » // Rapport d’autopsie
Données de l’enquête
Corps trouvés au pied de la Roche de Solutré (site dont la présence humaine attestée remonte à l’ère du paléolithique). Identification rendue difficile par l’imbrication atypique des éléments, à savoir deux corps de type humain, morceaux de tissus (sous-vêtements en polaire, chaussures en cuir, slip en coton), plaque de granit, végétation habituelle (pelouse calcicole) et inhabituelle (herbe au bitume).
Examen externe
Globes oculaires ok, pupilles dilatées, bouches entrouvertes, langues mordues, cheveux noirs, cheveux blancs, épiderme régulier, peaux douces (hydratation récente), légères traces de brûlure autour d’un poignet, tatouage explicite sur biceps (« let’s do it queen »), quartz incrustés dans membres supérieurs, roche noire sur plexus solaire, thorax rasé, poitrine gonflée, tétons rigides, tournés vers ciel, abdomen couleur sable, organes génitaux en contact, contractions attestées, cuisses enlacées, pellicule ivoire sur zone cruciale, régions anales fleuries, littéralement fleuries, odeur de bitume et de cyprine, roche noire sur membres inférieurs, corps qui ressemblent à montagnes, montagnes sexuelles, tectoniques des plaques vers érotisme déviant, plaisir évident.
Examen interne
Début des incisions à 17h07 : crânes ouverts, cerveaux chauds, encore fumants, humides et mous (jusqu’ici RAS), prélèvements pour analyses, résultats rapides et indéniables, présence de dopamine. Taux remarquable, pourcentage au-dessus de la moyenne réglementaire, record pété, champagne au laboratoire, début d’ébriété à 19h34, poumons et cœurs ouverts (incisions de guingois), microscopie polarisante, utilisation d’ondes électromagnétiques, cristaux dans cœur, lumière, waouh lumière bicolore, éblouissement, euphorie au labo, viens voir Fox, non mais note pas ça dans le rapport, on reprend, lumière bicolore, comme tes fesses, rooo arrêtes, ça va on s’amuse, concentration stp, présence de graines dans tissus musculaires, graines de fleurs, fameuses fleurs qui puent et qu’on sait toujours pas ce que c’est, graines prélevées, prélevées n’importe comment, mélangées involontairement aux cristaux, c’est malin, joli bordel broyé, poudre analysée, mais comment, à l’ancienne bébé, lèche ton doigt, trempe dedans, frotte contre gencive, goûte, goûte et dis moi ce que tu sens.
Conclusion de l’autopsie
Laborieuse. Trop de lol et de love, labo tout crado, on en a foutu partout mais on s’est bien marré, hein Xana ? Prochaine étape : remonter la source. Mais d’où viennent ces graines qui semblent être à l’origine de tout ? Qui fournit la came coupable de telles transmutations, la semence qu’on adore, qui enivre puis givre les corps en plein orgasme ?
Au rapport :
Vos fidèles et éméchés agents spéciaux, Xana et Fox ❤️
Episode 9
L’agent Fox vérifie l’adresse plusieurs fois. Il avait un autre décor en tête. Mais c’est bien ici. Bâtiment rouge. Façade sans fenêtre. Porte dorée. Il donne trois coups sur la sonnette, comme indiqué dans l’annonce : « deux courts, un long ». Il attend. Mains moites. Migraine. Qu’est-ce qu’il fout là ? Seul…
Il déteste faire du terrain sans sa partenaire, mais Xana tenait à remettre de l’ordre au laboratoire et à continuer les analyses. Après l’autopsie sous champagne, ils avaient passé la nuit à fouiller le dark web à la recherche d’infos sur la psoralea bituminosa, seul élément récurrent de l’enquête. Ils voulaient renifler les profondeurs du web, pister la source de cette affaire. Les agents spéciaux avaient une intuition. Au petit matin, ils étaient tombés sur un gisement. Une dizaine d’annonces très (trop ?) faciles à décoder, malgré l’orthographe douteuse : « Salut. Sa va ? La petite nouvelle est arrivé. Vous serez pas déçu : fraîche, vertigineuse et dévorante. Avec cette bel plante, la vérité est ailleurs. Venir cherché sur place. Code : Zeta Reticulan ». Dans l’une des annonces, une adresse.
Au moment où il s’apprête à sonner une nouvelle fois, une voix rauque grésille dans l’interphone « Hi darling. What’s my name ? ». Fox se racle la gorge : « heu… your name is Zeta Reticulan ? » La porte dorée s’ouvre en un clic métallique. Prêt à dégainer son badge d’agent spécial, il entre.
Un air lourd et humide l’avale aussitôt. Sa peau, son nez, ses yeux sont en alerte. La vision semble irréelle. C’est un jardin, une jungle, un tableau. Des plantes partout, luisantes, carnivores, un palmier de trois étages, des lianes, des bonzaïs en pots, un bordel joliment organisé. Tout est taillé, pensé à la perfection. Le dallage de marbre noir sur lequel Fox avance est bordé de bassins, l’eau ruisselle partout.
« Welcome ». La maîtresse de maison, en kimono fluo, se tient immobile au centre de cet écrin de verdure. Une main levée vers quelques fruits imaginaires (Elle faisait son yoga ?), l’autre portant une longue cigarette à sa bouche.
« Tu as le fric ? » demande-t-elle sans préliminaire. Au lieu de sortir son badge, Fox lui tend une liasse de billets. Il est fasciné par le maquillage de son hôte. Le fond de teint donne à son visage un aspect velouté, animal. La couleur de sa coupe au carré est indéfinissable. Tantôt noire de geai, tantôt violacée. Une perruque qui change de couleurs ?
« Je viens pour la belle plante », bredouille-t-il. Après une seconde de silence, l’hôtesse rit puissamment en penchant la tête en arrière. « Mais baby, je suis une simple passeuse ! Mon rôle est de transmettre le geste aux profanes. Regarde et imite. » Elle pose deux mains en papillon sous sa poitrine et expire lentement. Sans réfléchir, Fox copie les mouvements en miroir inversé. « That’s it darling. Tu trouveras de quoi danser au Paradise Ranch. Voici l’adresse, et n’oublie pas : deux mains sur le plexus solaire, et pouf, tu redescends direct. »
Episode 10 : Faire tomber le rideau
Le message de son partenaire n’était pas très éloquent : Paradise Ranch. La source ! Affaire sur le point d’être classée. Je t’y retrouve dès que possible. Xana l’avait montré à Melvina : « Mais oui, je connais le Paradise Ranch, c’est le nouveau club techno, dans l’ancienne usine de conserverie de poisson. Je t’emmène en moto ?»
A 150 km/heure sur le périphérique, Xana serre ses bras autour de la taille de Melvina et une chaleur agréable lui parcourt le dos. Merde, secoue-toi ma vieille, c’est pas un date, c’est une enquête. Le club est situé dans la zone industrielle à l’abandon au nord-est de la ville.
Une personne vêtue d’un smoking blanc, assise sur une chaise de camping miteuse, surveille l’entrée. Le projecteur qui l’éclaire par en-dessous donne à son visage un aspect inquiétant. « Ce soir, c’est gratuit. Tout ce qui se passera au Paradise Ranch restera à l’intérieur. Passez une bonne soirée.» À l’intérieur de quoi ? Se retient de demander Xana.
Il lui faut quelques minutes pour s’habituer à l’ambiance. Des faisceaux bleus et violets trouent l’espace enfumé. La musique est brutale, mais harmonieuse. Elle soulève le cœur, elle est matière. Nous entrons dans la musique. Il fait chaud. Melvina se déshabille presque entièrement. Sans préliminaire, elle commence à danser en culotte blanche et bottes de moto devant Xana, qui ne met pas longtemps à oublier définitivement les raisons professionnelles de sa présence ici. Autour d’elle, les corps bougent. Autour d’elle, une odeur enivrante de sueur et de rouille. Avec deux doigts, Melvina lui glisse quelque chose dans la bouche. « Arrose avec de l’eau ». Xana se sent bien, elle avale sans réfléchir. De l’eau. De l’eau… Où est-ce que je vais trouver ça… Elle danse. Les lumières tournent. Les peaux deviennent humides. Alors Xana se met à lécher autour. Elle donne des coups de langues sur les épaules, les cous, les nuques. Personne ne semble s’offusquer. Elle sent des fourmillements dans son estomac. J’ai soif ! Elle avance dans la foule, il y a une deuxième pièce au fond, derrière un rideau en velours bleu. Elle entre. Merde, qu’est-ce que c’est que ce truc ?! Des dizaines d’yeux globuleux la fixent. Ces yeux appartiennent à des poissons noirs, oranges et nacrés. Les poissons télescopes ondoient élégamment leurs doubles nageoires entre les algues d’un aquarium géant. Les poissons dansent au même rythme que les humains. Dans les entrailles de Xana, ça gargouille. Il y a une chose vivante en moi. La chose prend de la place. Elle dirige le ventre, les organes, tout le corps, le pousse contre l’aquarium, lui ordonne de se fondre dans l’aquarium. Une petite échelle est située sur le côté. Xana grimpe. Soif ! pense-t-elle encore. Et elle plonge.
Fox allume son enregistreur à l’instant où il entre dans le club.
« Quelle heure ? Je ne sais pas. Je ne vois pas ma montre. Il fait sombre et humide. C’est quoi, un sauna ? Techno mon cul. Ça sonne électro. Est-ce qu’on entendra ma voix ? Où est Xana ? A-t-elle été prudente ? J’ai peur. Agent spécial, laissez passer ! J’ai peur car je devine maintenant. Les graines, les corps, les mutations, le désir fou, l’état de conscience modifiée, l’envie jusqu’à la mort, c’est évident. Où est ma partenaire ? Je ne peux rien sans elle. Rendez-moi ma partenaire. Mais poussez-vous ! Derrière les rideaux bleus, je fonce, derrière, il y a… je vois… Je vois un aquarium immense. Des algues et des nageoires, des nageoires qui ondulent comme les voiles de Loïe Fuller, j’ai regardé un documentaire hier, coïncidence ? Je ne… la danseuse, ma partenaire ! Son corps, ses mouvements, sa peau à travers le tissu mouillé, les nageoires, les algues, l’eau turquoise, les lumières, tout tourne au ralenti, le corps de ma partenaire, pris dans la spirale, tout tournoie, se noie, elle se noie !?»
Fox enlève ses chaussures et plonge à son tour.
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La suite a été rapportée par une personne présente au Paradise Ranch cette nuit-là. Elle a témoigné avec un grand calme dans la voix.
« L’homme d’au moins deux mètres a plongé. Ses longs cheveux se sont emmêlés aux algues. Il s’est dirigé vers le corps de la femme au crâne rasé. Il l’a touché. D’abord on aurait dit qu’il s’était brûlé, oui brûlé sous l’eau, il a retiré sa main, on aurait dit qu’il ne savait pas comment la toucher. Puis, il a fait ce geste étrange, il a mis ses mains en papillons, comme cela, paumes ouvertes, pouces entrelacés, vous voyez, et il les a plaquées contre la poitrine de la femme. Il a appuyé. Longtemps. Enfin longtemps… quelques secondes à peine, mais comme ils étaient sous l’eau… L’homme avait la bouche ouverte, on aurait dit qu’il chantait. C’était angoissant et très beau à la fois.
Après, tout est allé vite. La femme a ouvert les yeux, ils sont sortis de l’aquarium. Ils avaient l’air épuisés. On a applaudi. La femme répétait bituminosa bituminosa en crachant de l’eau et l’homme disait je sais. Je suis sortie pour appeler les secours (il n’y a pas de réseau dans l’usine). C’est là que j’ai vu une femme en culotte blanche sauter sur une moto et mettre les gaz. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai pensé : celle-là a un truc à se reprocher. J’ai allumé une clope. Le jour se levait, il faisait frais. Et je vous ai appelé. »
FIN