Depuis quelques temps, je me sentais un peu flasque.
J’avais des difficultés à me lever, à m’asseoir, plier les bras et les jambes, avoir des gestes précis, appréhender les objets, suivre le rythme, me mouvoir, me tendre, durcir les membres, gonfler mon ventre, inspirer, expirer, fermer les yeux, hausser les sourcils, les épaules, cambrer, appuyer sur les boutons, ouvrir des portes, des boites, des pots de cornichons, n’importe quel pot, je n’y arrivais pas, mâcher, serrer les poings, me pencher, m’aplatir, sauter sur place, à la corde, à cloche pied, courir, mon dieu courir, n’y pensez même pas, j’étais lente, tout filait autour de moi. J’étais le sur-place incarné. Je n’ai même pas pu me rendre aux urgences. Impossible. J’étais là mais ne pouvais être ailleurs.
Alors j’ai appelé.
Je me suis présenté. On m’a fait répéter. Ma diction, évidement, n’était pas claire. Les mots sortaient en bouillon de ma bouche molle, mon explication pâteuse coulait à grand peine dans le combiné, j’ai du reformuler une dizaine de fois pour que quelques bribes parviennent à mes interlocuteurs et encore, elles n’étaient pas intactes, elles formaient des grumeaux, j’imagine qu’ils ont du se servir d’une passoire ou d’un fouet pour en tirer quelque chose. Toujours est-il qu’au bout de plusieurs longues minutes, mes interlocuteurs ont réussi à me transmettre une hypothèse. Ils m’ont dit :
– Madame. Selon les analyses de nos experts -mais il faudrait que vous veniez au laboratoire pour confirmer, ceci est une proposition relative- vous êtes… une anémone.
– Je suis quoi ?
– Une anémone.
– Pardon ?
– Une anémone de mer. Aussi appelée artiniaria, ortie de mer ou artiniaires. L’anémone de mer possède un squelette mou dont la stature est maintenue par des spicules calcaires.

Attendez, il doit y avoir une erreur… je comprends rien à ce que vous dites, je suis pas une anémone, qui vous a permis de me traiter d’anémone ? Un squelette mou. Mais je vous emmerde. Je vous appelle parce que j’ai besoin d’aide. Vous savez l’effort que ça m’a coûté de vous expliquer ma situation ? Un peu respect, merci.
C’est ce que j’aurais voulu dire, mais je n’arrivais pas à articuler. Je n’ai rien dit et ils ont pris mon silence pour de l’écoute, ils ont cru que j’écoutais attentivement leurs propos diffamatoires et mes interlocuteurs, hyper à l’aise, ont continué.
En effet, selon vos réponses à nos questions, l’algorithme de notre logiciel a généré une image et c’est notre collègue Dominique du service de sécurité qui l’a identifiée. Il s’agit bien d’une anémone de mer. Dom a visité l’aquarium de Lyon la semaine dernière, il est formel. Il en a vu de ses propres yeux.
A ce moment là, vous pouvez imaginer. J’étais outrée. Est-ce que Dominique du service de sécurité n’a pas d’autres choses à foutre que de donner son avis à ses collègues ? Ce n’est même pas son boulot ! Et qu’est-ce qu’on s’en cogne le coquillage qu’il ait visité l’aquarium la semaine dernière. Quel cauchemar. Sans gène, mes interlocuteurs continuent.
Madame, ne paniquez pas, vous êtes une anémone de mer mais ça va bien se passer, nous allons vous communiquer toutes les informations relatives à cet animal, car oui c’est un animal -jusqu’au 18ième siècle on pensait à tort que c’était une plante, mais on s’était planté- pour être plus précis, les anémones sont des coraux urticants, appelés « orties de mer » en raison de la piqûre qu’elles peuvent infliger. D’ailleurs, vous avez bien fait de nous appeler plutôt que de vous rendre sur place. Hein, tu confirmes Dominique ? Ba oui ça peut être dangereux ces petites bêtes. On dirait pas comme ça, avec leur symétrie, leurs couleurs fluo et leurs tentacules qui évoquent les pétales d’une fleur, on a envie de les toucher mais en fait, c’est pas sécure. Alors, la bonne nouvelle, Madame, c’est que contrairement à une méduse, vous n’allez pas dériver au gré de la houle, vous possédez une ventouse, vous êtes bien ancrée. Et petite info à ne pas négliger : vous pouvez tout de même vous déplacez par glissement sur le fond. Avez-vous essayé de vous déplacer par glissement sur le fond ? Je répète : avez-vous essayé de vous déplacer par glissement ? Elle ne répond pas. Je continue ? Bon et puis en ce qui concerne la reproduction, et bien écoutez c’est passionnant ! Les anémones sont des individus hermaphrodites et elles peuvent se reproduire en lâchant des gamètes mâles et/ou femelles dans une colonne d’eau au même instant. Pour vous la faire courte -mais franchement c’est passionnant, Dom t’avais raison, absolument dément ce truc- : la synchronisation annuelle se fait en fonction de cycles lunaires, le sperme fertilise les ovules, puis après quelques semaines, paf voilà on a des bébés anémones.
J’écoute sans rien pouvoir faire d’autre qu’onduler mollement sur place. Ma frustration est à son maximum. Les anémones ressentent-elles de la frustration ? Suis-je véritablement humaine ? Mon dieu, ils ont réussi à me faire douter, les cons. Et ils continuent. Et je sens mon corps se gélifier et j’ai soudain très soif. Qu’on m’apporte une bassine d’eau please je vais crever.
Alors le truc le plus dingue -nan mais ça c’est vraiment dingo- les anémones peuvent se reproduire de manière asexuée. Vous comprenez Madame « asexuée » ? Je vous explique. L’anémone peut se diviser au niveau de la bouche en deux individus distincts. Vous pouvez vous cloner toute seule ! C’est quand même une bonne nouvelle non ?
J’ai soif.
Attendez j’ai encore mieux. Y’a un truc qui s’appelle phénomène de bourgeonnement : ne soyez pas étonnée, vous allez peut-être apercevoir un petit individu, un mini vous, au bout de l’un de vos… tubes, qui va se séparer, un peu comme si le bourgeon d’un arbre venait à se détacher seul de la branche. Ce qui ne fait pas un machin mou, mais bien deux machins mous !
Soif.
Bon et puis niveau santé, parce que c’était quand même votre inquiétude à la base, et bien écoutez : une anémone en bonne santé doit être gonflée, ferme et ouverte vers l’extérieur. Elle ne doit pas paraître riquiqui, toute rétrécie, rachitique ou encore sembler vouloir se cacher totalement dans un trou. Avez-vous envie de vous cacher dans un trou ? Si vous n’en ressentez pas l’envie, franchement, je dirais qu’il y a zéro raison de vous inquiéter. Ne vous faites pas de sang d’encre pour rien, a priori ça va rouler. Enfin ça va glisser sur le fond quoi. Voilà. On va devoir vous laisser, on a d’autres urgences. Figurez-vous que vous n’êtes pas la première chose molle à nous appeler, depuis ce matin ça n’arrête pas. On espère que ces informations vous ont été utiles. N’hésitez pas à mettre quelques étoiles de mer sur notre site si vous avez apprécié le service. Et bonne journée.


Anémone est une nouvelle éditée en fanzine par Arsène Marquis, en vente à La sirène à deux têtes, aux cotés de deux autres fanzines de la mini collection Tissus mous.